Montyon, ce prix que Raspail ne reçut jamais !
Médaille de
Antoine-Jean-Baptiste-Robert Auget
(1733-1820) baron de Montyon.
Cette médaille était destinée à récompenser les lauréats du
Prix Montyon
(source Wikipédia)
Trois mois après la parution de la première édition du Nouveau Système de Chimie Organique, le président de l’Académie des sciences, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, qui éprouve discrètement un respect sincère pour le travail de Raspail (« notre sympathie commune s’est toujours exercée à distance, écrit Raspail, la mienne est trop compromettante pour que je veuille la témoigner de plus près »[1]), lui écrit dans une lettre datée du 5 juillet 1833 qu’il envisage de lui octroyer pour ses travaux le prix Montyon, du nom d’un aristocrate philanthrope ayant légué sa fortune pour la dotation perpétuelle de plusieurs prix par les Académies : « Vos recherches microscopiques ont fait connaître la nature intime de certains points moléculaires ; elles ont mis à la portée de la Société de nouveaux matériaux, et ont ainsi créé à son profit des trésors d’une fécondité toute-puissante. (…) Ma position est de donner de l’encouragement à tous les efforts heureux qui se font en faveur des sciences. (…) Or qui a plus de droits, Monsieur, aux encouragements des savants que vous, Monsieur, qui venez d’ouvrir une nouvelle voie de recherche, en trouvant des faits aussi pleins d’avenir, en créant des idées si nouvelles et si heureusement inspiratrices d’idées subséquentes ! » [2]. Il précise : « En partant pour le Midi de la France avec une commission pour la giraffe [sic ; il s’agit de la fameuse girafe Zarafa, offerte par Méhemet Ali, Pacha d’Egypte, au roi Charles X en 1827, et que Geoffroy Saint-Hilaire a escorté de Marseille au jardin des plantes à Paris], je dis dans un cercle que j’eusse proposé un prix pour l’invention du sulfate de quinine. (…) L’invention de M.M. Pelletier et Caventou, datant déjà de plusieurs années, formait d’abord pour leurs travaux un fait personnel et puissant, mais ne se transformait en une découverte pour le public que du jour où elle éclatait aux yeux de tous par les hauts et accomplis services. Vous êtes, Monsieur, pour vos recherches et vos découvertes, qui, je crois, datent de sept ans, dans la même situation : l’utilité de vos travaux éclate au moment même [où votre ouvrage paraît] et leur avenir d’influence est bien autrement incommensurable que cela ne me paraissait être autrefois à l’égard du sulfate de quinine. En définitive, je pense qu’une récompense solennelle, sur la fortune laissée à la science par le philanthrope Montyon vous est due ; je m’en suis ouvert vis-à-vis de mes collègues intimes ; la disposition des esprits est très favorable à mes vues. » [3]
La réponse de Raspail à Geoffroy-Saint Hilaire le 9 juillet 1833 a de quoi surprendre ! Lui qui a toujours méprisé les honneurs, surtout quand ils viennent du pouvoir royaliste et de ses académies (ne vient-t-il pas de refuser la légion d’honneur que voulait lui décerner Louis-Philippe, ainsi que le poste de conservateur du Museum ?), se montre particulièrement modéré, et pour tout dire embarrassé, dans la lettre qu’il adresse au président de l’Académie des sciences : « Ce qui m’a le plus touché dans votre lettre, ce n’est pas l’offre que vous me faites ; depuis longtemps la pauvreté m’a tellement paru un état naturel, qu’un changement de fortune me trouve indifférent. Mais le jugement que vous portez sur mes travaux (…), voilà ce que je conserve de vos paroles, Monsieur, avec le plus de gratitude. Avouez qu’en 1826, le président de l’Académie des sciences ne me traitait pas avec ce bon vouloir. (…) Quant à la récompense que l’Académie veut bien m’offrir sur votre proposition, à moi qui loin de la solliciter, me suis toujours montré si sévère envers tant de ses membres, je me trouve fort embarrassé ; je vous constitue vous-même mon juge. Puis-je accepter, (…) sans m’exposer à transiger avec les hommes politiques qui me traquent et entre lesquels et moi un mur d’airain et peut-être de sang s’est élevé pour toujours ? Si vous pensez que l’opinion publique séparera en cette circonstance l’ami de la science de l’ami de la liberté, et que cette circonstance pourra être considérée non comme un bienfait, mais comme une justice, dites-le moi franchement et j’accepte la munificence de Montyon s’épanchant sur ma pauvreté indépendante par les mains de Geoffroy Saint-Hilaire. Mais je dois vous avertir que je ne me montrerai à aucune solennité, moi homme de la solitude et des cachots, moi homme du peuple, avec mon habit grossier, je me trouverais peu à l’aise au sein de nos aristocraties de la fortune et de la science. » [4]
Extrait du
Journal des débats
, 28 novembre 1833.
Dans sa préface à la seconde édition du Nouveau système de chimie organique, Raspail raconte qu’il lui fut répondu, « par un intermédiaire, que [sa] lettre n’avait changé en rien les bonnes dispositions de l’Institut ; qu’on était résolu à accorder la récompense à l’ouvrage, indépendamment des réserves prises par l’auteur. » [5] A cette époque, Raspail est connu pour ses idées résolument républicaines, au moins autant que pour ses contributions à la science. Le ministre de l’Instruction Publique, François Guizot, aurait tenté de corrompre le savant : « M. Guizot, voyant le nouveau système de chimie organique obtenir l’approbation des corps savants, fit offrir à Raspail l’appui du ministère pour propager son œuvre, s’il voulait renoncer à tout acte politique hostile et demeurer uniquement dans la carrière de la science, si belle à parcourir pour lui. Raspail refusa. » [6] Guizot aurait alors fait pression sur l’Académie pour qu’elle retire son offre. Au plus fort de son entretien avec Geoffroy Saint-Hilaire, le ministre se serait écrié « Je vous défends de grossir la caisse de l’émeute ! » [7, 8]. On trouve dans Le Journal des débats daté du 21 novembre 1833 une réfutation de ces deux faits : « [Ils] sont dénués de tout fondement ; aucune place n’a été offerte à Monsieur Raspail, à aucune condition ; et M. Geoffroy Saint-Hilaire ayant en effet entretenu un jour le M. le ministre de l’instruction publique du prix qui pourrait être proposé pour M. Raspail, M. le ministre de l’instruction publique lui répondit positivement que c’était à l’Académie seule qu’il appartenait de décider une question purement scientifique, et qu’il n’avait lui, aucun dessein, non seulement de s’y opposer, mais d’y intervenir en aucune façon. Depuis ce jour, M. le ministre de l’instruction publique n’en a plus entendu parler. » [9].
Quelques jours après l’entrevue, le 23 août 1833, Raspail est arrêté après avoir pris la parole dans un amphithéâtre de la rue des Fossés-Saint-Jacques, lors d’une réunion de la Société pour la Liberté de la presse. La séance aurait dû être présidée par le Marquis de Lafayette, mais celui-ci ne venant pas, on prie Raspail de le remplacer. On l’arrête comme coupable de conspirer contre le gouvernement. Le jugement tarde à venir, l’Académie repousse la séance d’attribution du prix, puis l’attribue à un autre. « On n’osa point couronner un homme enfermé dans les cachots politiques. Le jury prononça plus tard un acquittement ; mais le prix était donné. » [10] La lancette française, Gazette des hôpitaux civils et militaires, dans son édition du 17 mai 1834, fait une critique très élogieuse du Nouveau système de chimie organique, et conclut « Les travaux de Raspail seront pour la chimie organique ce que ceux de (…) Lavoisier ont été pour la chimie minérale. Il est à regretter que des considérations tout-à-fait étrangères à la science aient empêché les membres de l’Institut de décerner le grand prix Montyon à l’auteur d’un ouvrage dont ils reconnaissent pourtant toute l’importance en proclamant l’exactitude des expériences d’où découlent les principes sur lesquels ils reposent. » [11]
Lettre de Raspail à Geoffroy Saint-Hilaire, 9 juillet 1833, Bibliothèque du Muséum d’histoire naturelle, Paris.
Si Raspail tira partie par la suite de cette mésaventure pour crier à l’injustice et discréditer un peu plus l’Académie, il ne s’était en fait jamais bercé d’illusions sur la suite qui serait donnée à la proposition de Geoffroy Saint-Hilaire. Prémonitoire, il concluait le 9 juillet 1833 sa lettre en réponse à l’offre de l’académicien par ces mots : « au reste, tout ce bavardage de ma part ne sera pas d’une grande conséquence. Car je suis convaincu que de toute cette affaire, il ne me restera que votre lettre, qui, à elle seule, vaut plus que tout le reste à mes yeux. » [12]
.
Références :
[1] F.-V. Raspail, Nouveau système de chimie organique, Avertissement historique, 2e éd., Paris, J. B. Baillère, 1837, p. xxiv.
[2] Bibliothèque du Museum d’histoire naturelle, Paris, Ms 2388/126-136, Correspondance scientifique de François-Vincent Raspail (1794-1878) avec Geoffroy Saint-Hilaire, 5 juillet 1833 – 26 mars 1837.
[3] Idem.
[4] Idem.
[5] F.-V. Raspail, Nouveau système de chimie organique, op. cit.
[6] E. de Mirecourt, Raspail, Paris : Havard, 1856, p. 59-60.
[7] ibid., p. 61.
[8] M. Crosland, Science under control: the french academy of Sciences 1795-1914, Cambridge University Press, 1992, p. 307.
[9] Journal des débats, 21 novembre 1833.
[10] E. de Mirecourt, op. cit., p. 63
[11] Gazette des hôpitaux civils et militaires (Lancette française), 1834, vol. 8., Paris, 1834, p. 238.
[12] Bibliothèque du Museum d’histoire naturelle, Paris, Ms 2388/126-136, Correspondance scientifique de François-Vincent Raspail (1794-1878) avec Geoffroy Saint-Hilaire, 5 juillet 1833 – 26 mars 1837.