« Qui nous les a amenés ? » [1] Installé à Cachan depuis mai 1862, François-Vincent Raspail voit arriver l’année suivante de bien encombrants voisins. En 1863, en effet, ouvre, dans l’ancienne propriété du chimiste Berthollet à Arcueil (l’actuel site de la Caisse des Dépôts et Consignations), le collège Albert Le Grand, fondé par un père Dominicain [2]. Voilà donc qu’il va falloir composer au quotidien avec la communauté des frères Dominicains, « la police des prêtres, police confondue avec la police impériale », passée maître dans l’art de la calomnie [3]. Calomnie dont Raspail fait les frais, qu’on en juge plutôt !
« Un jour, dans un wagon du chemin de fer de Sceaux, se trouvaient trois voyageurs parmi lesquels un Dominicain causant à haute voix avec le deuxième pour l’édification du troisième. « Oh ! Si je vous racontais, disait le Dominicain, la manière avec laquelle ce Raspail donne ses consultations médicales, vous verriez combien cet homme fait ses affaires de plaisir.
– Racontez-moi donc cela »
Entendant le mot «Raspail», le troisième ouvre ses deux oreilles et prête toute son attention.
« Et bien ! à sa visite se présentent plusieurs femmes à visiter ; il fait passer d’abord tous les autres malades, puis les plus vieilles, et les autres à sa suite et garde pour la dernière la plus fraîche et la plus jolie ; et celle-là, vous savez, il l’embrasse.» À ce mot, le 3ème voyageur se lève d’un bond et [s’insurge] devant un tel cynisme de langage : « êtes-vous bien sûr de ce que vous avancez, coquin de moine, parlez, l’avez-vous vu agir ainsi ; en avez-vous les preuves, parlez, parlez, ou je vous applique ma main sur la figure. » Le moine, comme foudroyé, balbutie : « Mais Monsieur, de quel droit m’apostrophez-vous ainsi ? ».
– Du droit d’un fils qui a à venger l’honneur de son père, scélérat !
– Mais, mais, ce n’est pas de votre père que je parlais !
– Le mensonge après l’infamie ! Je suis un de ses fils et médecin comme lui [il s’agit de Camille, 3ème fils de François-Vincent Raspail], l’assistant et le remplaçant le plus souvent, vous voyez indigne coquin de moine comme vous tombez mal dans votre saleté d’invention ; tenez, vous me faites pitié. Je me salirais du reste la main en vous l’appliquant ; mais je vous réponds que toutes les fois que je vous rencontrerai en wagon, je vous sommerai de me donner la preuve de ce fait infâme ; tenez-vous le pour dit.
Et le moine en resta tout tremblant et étourdit. Ce qui ne l’aura pas guéri de ses calomnies, mais l’aura rendu plus avisé. » [4]
Au-delà de la calomnie, l’anticlérical Raspail déteste l’école libre et ces pères Dominicains « qui luttent de toutes leurs forces contre l’envahissement de ces écoles sans Dieu, si audacieusement imposées (…) aux familles de Paris » [5], et qui prodiguent leur enseignement à des fils de riches, triés sur le volet :
« À peine installés ils ouvrirent une école dans laquelle ils admirent gratuitement les enfants des gendarmes et autres employés et ensuite il leur arriva les fils de notaires de Paris, et autres gens classés parmi les riches, enfin de tous ceux qui aspirent à trouver ouvertes toutes les portes pour leurs enfants à faire parvenir. » [6]
Son notaire, rencontré par hasard, fera les frais de la colère du savant :
« Un jour que je me rendais au chemin de fer de Sceaux à Paris, je me rencontre nez-à-nez avec mon notaire Lindet (…) qui jusqu’à ce jour n’avait cessé de professer les principes les plus avancés.
– Tiens, lui dis-je, vous ici et avec votre jeune collégien. J’ignorais que vous eussiez dans ces parages d’autre clientèle que la nôtre.
– Vous avez raison ; mais ce n’est pas un client que je viens visiter ; j’emmène mon fils chez ses maîtres pour assister à un discours que va prononcer le Révérend Père Dominicain à la fête de Cachan.
– Comment me dites-vous cela ? Vous voulez plaisanter sans aucun doute ? Vous Lindet, le philosophe, le libéral, vous confiez l’éducation de votre fils à de pareils hommes, j’ose dire à de pareils scélérats, à ces porteurs de la sanglante inquisition ?
– Eh bien mon ami, moi-même je leur confie mon fils ; d’abord l’inquisition n’est plus de notre époque.
– Avec l’argent de France dont ils disposent, au moyen de leur suppôt l’idiot Badinguet [l’empereur Napoléon III], ils sauront bien ramener peu à peu notre époque à un équivalent de l’inquisition, mais laissons ce point de la question.
– Oui n’en parlons plus. Voyez-vous voici la raison qui m’a décidé à prendre ce parti : j’avais mis mon fils entre les mains d’un maître de pension : il n’y a rien fait ; de là dans un lycée, encore moins ; je viens de le placer à l’école Albert Le Grand, c’est-à-dire chez les Dominicains, et le voilà qui travaille !
– Ce sont ces sacripants qui vous le disent. N’en croyez rien. Ce qui ne l’empêchera pas au sortir de leur école d’arriver à toutes les places qu’il désirera détenir : et c’est là le but que vous avez visé en l’y plaçant, et pas d’autre. Vous n’avez vu que cela et pas autre chose. Et bien moi, je vous dis que cela est indigne d’un père de famille qui devrait avant tout s’enquérir, sur un sujet aussi digne de toute son attention, de la moralité du maître qu’il veut donner à son fils ! » [7]
Alors, qui a amené ces coquins de moines à Arcueil-Cachan ? Pour Raspail, l’affaire est entendue : c’est « la socius de l’Empereur », Eugénie, qui « eut l’idée de fonder tout près de nous un couvent de ces frères chargés de démonétiser les libéraux du pays et de les abreuver d’amertume » [8]. « Avant l’arrivée de cette bande de moines, le village de Cachan n’était pas le plus moral des villages des environs de Paris, mais depuis leur invasion, la trahison y dépasse toutes les bornes. » [9] Quelques années plus tard, en mai 1871, en pleine semaine sanglante, ces mêmes moines seront accusés par la Commune de venir en aide aux troupe Versaillaises. Transférés du collège Albert Le Grand au fort de Bicêtre, ils seront exécutés par les fédérés [10]..
Références:
[1] F.-V. Raspail, Notes personnelles, Diarium, 1862-1867, fonds Raspail, Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, 2742-1.
[2] « Collège Albert-le-Grand d’Arcueil », Wikipédia [en ligne], https://fr.wikipedia.org/wiki/Coll%C3%A8ge_Albert-le-Grand_d%27Arcueil
[3] et [4] F.-V. Raspail, op. cit.
[5] « La Semaine Religieuse de Paris », 1er juillet 1871, p. 7-15.
[6] à [9] F.-V. Raspail, op. cit.
[10] « Massacre des Dominicains d’Arcueil », Wikipédia [en ligne], https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_des_Dominicains_d%27Arcueil
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