Caricature de Gil dans l’Eclipse, 1869

« Tiens voilà Raspail ! Qu’en ferons-nous ? » [1] Qu’elle ait été réellement prononcée ou non, cette exclamation attribuée à Louis Blanc, lorsqu’il vit arriver Raspail devant les membres du gouvernement provisoire le 24 février 1848, jour de la proclamation de la Seconde République, résume à elle seule les railleries dont fut l’objet, tout au long de sa vie, le savant républicain, inlassable promoteur du camphre. « Qu’en ferons-nous ? » ou « Camphrons-nous » ? Le camphre, antiseptique, anti-inflammatoire et antiparasite, acquiert par ce jeu de mot phonétique une nouvelle vertu : celle de protéger contre les outrances de son plus fervent apôtre !

Dans la première édition du Manuel annuaire de la santé, parue en 1845, Raspail reprend les arguments qu’il avait déjà développés dans son Histoire naturelle de la santé pour exalter les mérites du camphre : « Mes recherches m’ayant amené à admettre que le plus grand nombre des maladies émanent de l’invasion par des parasites internes et externes (…) et d’un autre côté ayant en vue de simplifier la médication autant que je venais de simplifier la théorie médicale, je ne pouvais pas arrêter ma préférence sur une substance meilleure que le camphre. » [2].

Première édition du Manuel annuaire de la Santé de F.-V. Raspail, 1845

Constatant que la maladie allait fréquemment de pair avec la pauvreté, Raspail plaidait pour des mesures prophylactiques simples, propres à limiter la contagion. Aux vertus médicales du camphre s’ajoutaient, selon lui, deux qualités précieuses : un prix modique et une abondance qui le rendait accessible à tous. Dès 1850, ses fils le déclinaient en diverses préparations, commercialisées à la Pharmacie complémentaire de la Méthode Raspail, sise rue du Temple, à Paris [3].

À partir de 1840, Raspail propose des consultations, gratuites pour les pauvres, dans un dispensaire de la rue des Franc-Bourgeois, à Paris, au cours desquelles il applique les préceptes de sa Méthode. Cette pratique médicale, alors qu’il n’a pas de diplômes, lui vaut un procès en pratique illégale de la médecine, intenté en 1846 à l’instigation d’Orfila, doyen de la Faculté de médecine de Paris, et Fouquier, médecin du roi [4]. L’occasion est belle pour deux étudiants railleurs de publier une Apothéose de Raspail, pastiche caustique où, sous couvert d’éloge, ils le tournent en ridicule, non sans talent comique : « Raspail ! tu es la terreur des ventouses scarifiées ; tu es l’épouvantail de la Faculté ; tu es, vis-à-vis des purgatifs et des antidotes, ce que Napoléon fut, à l’Europe entière, vis-à-vis des puissances de l’univers. Morts anéantis sous le poids du camphre, sortez des tombeaux, surgissez radieux à travers les cyprès et les saules-pleureurs de vos cimetières, et apportez votre crâne pelé sur les tribunes de la Faculté, pour enfoncer Hippocrate, arracher les yeux à Lavater, et aplatir les bosses à Gall [le père de la phrénologie] pour crier : Honneur soit rendu au noble, à l’illustre, au savant Raspail. Et vous, jeunes filles, qui avez conservé la blancheur de votre virginité par une énorme consommation de camphre, venez, comme une guirlande de roses et de lis, border la rue des Franc-Bourgeois, et entonner l’hymne de l’innocence en l’honneur du César médical ; (…) Que toute l’organisation humaine en soutane courbe humblement son front devant ce monument glorieux, en mettant le feu dans trente-six mille creusets de camphre pour encenser ce nouveau Christ de la purgation ! » [5]

La charge se fait encore plus féroce dans Un rêve, pamphlet publié par les mêmes carabins, peu après le procès : on y voit Raspail, monté aux portes du Paradis, offrir une prise de camphre au portier céleste, lequel, suffoquant et éternuant, lui claque la porte au nez, tandis qu’Orfila et Fouquier, éclatant de rire, discutent de la meilleure façon de l’empailler [6].

Raspail n’ignorait pas les moqueries que suscitait son obsession du camphre : « Quelques esprits, dont chacun peut apprécier la portée et les inspirations, ont voulu de prime abord jeter du ridicule sur l’importance que nous attachions à l’action du camphre ; tous leurs efforts n’ont fait que trahir leur ignorance. » [7]. À ceux que « la chaste odeur » du camphre rebutait, il rétorquait : « bientôt, on ne remarquera plus l’odeur du camphre, vu que tout le monde s’en servira au besoin ; car on ne sent pas les odeurs dans lesquelles on vit d’habitude ». Et plus loin encore, cet aphorisme : « Ce qui guérit sent toujours bon » !

Bien sûr, la médecine n’a pas attendu sa « découverte » par Raspail pour recourir au camphre. Son usage est mentionné dans des textes chinois du IIᵉ siècle, puis dans un traité de médecine du VIᵉ siècle. Issu de l’écorce du camphrier japonais, il se répandit en Europe à partir du XIIᵉ siècle, principalement pour traiter les maladies dites « chaudes » (avec fièvre). Au XIXᵉ siècle, ses indications se multiplièrent : diarrhées infantiles, règles douloureuses, rhumes, grippes, érysipèle ; il fut également employé pour désinfecter les plaies, voire recommandé pour l’hygiène dentaire [8]. Aujourd’hui encore, il demeure en usage sous forme de pommade (le baume du tigre) ou d’huile camphrée, mélange d’huile d’olive et de cristaux de camphre, afin de soulager douleurs musculaires et articulaires. Dans le roman d’Henry Poulaille, Pain de soldat : les rescapés, Louis Magneux, devenu infirmier à l’hôpital de Royallieu, près de Compiègne, après avoir été blessé au Chemin des Dames en 1917, recourt à l’éther et à l’huile camphrée, « ces vieux médicaments » [9], pour adoucir l’agonie du jeune soldat Prax. La scène, poignante, se déroule dans l’attente du médecin ; Magneux procède de lui-même à des injections d’huile camphrée qui, un instant, semblent ranimer le malade. Mais l’espoir est de courte durée : « rhumatisme cardiaque », diagnostique le major en arrivant, avant d’annoncer froidement la mort du soldat [10].

Cependant, l’usage du camphre, comme médicament ou comme composant de cosmétiques, n’est pas exempt de dangers. La littérature médicale, ancienne ou récente, regorge de cas d’intoxications, parfois mortelles, dues à une ingestion excessive. Edmond Langlebert, docteur en Médecine à la Faculté de Paris, publie en 1846 un examen des doctrines médicales de Raspail, dans laquelle, ayant cité des cas d’impuissance, de convulsions et de vomissements provoqués par l’ingestion d’une trop forte dose de camphre, il alerte ses lecteurs sur son utilisation : « Le camphre, utile dans quelques cas déterminés, est dangereux dans beaucoup d’autres, et son action est toujours incertaine. » [11]

Ironiquement, il semble que Raspail fut lui-même la victime d’une de ces intoxications au camphre ! Le 26 mai 1862, la veille du retour d’exil du savant, son fils Camille, informe son frère Émile du retour imminent de leur père et lui demande d’aller chercher Raspail et Marie-Apolline à la gare avec un taxi et de les conduire directement à Cachan. Le retour précipité de Raspail en France est dû à une indisposition qu’il impute à l’ingestion de camphre frelaté [12]. Dans ses carnets, Raspail note au lendemain de son arrivée, le 28 mai 1862 : « Mauvaise nuit, assez bonne journée » et le 29 mai : « Mauvaise et somnolente après-dînée, bon souper et bonne nuit. L’eau me paraît un nectar et les fraises un baume ; elles étaient un poison à Stalle. Ma tête est moins lourde et mon estomac moins paresseux. » [13] L’air, l’eau et les fraises de Cachan furent apparemment d’efficaces antidotes à l’excès de camphre !

.

Références

[1] Frobert, Ludovic. « Ce qu’émanciper veut faire ». Vers l’égalité, ou au-delà ? Lyon, ENS Éditions, 2021. En ligne : https://doi.org/10.4000/books.enseditions.16632

[2] Raspail, François-Vincent. Manuel annuaire de la santé. Paris, 1845, p. 56.

[3] « La pharmacie portative Raspail », Maison Raspail. En ligne : https://maisonraspail.org/la-pharmacie-portative-raspail/

[4] Procès et défense de F.-V. Raspail, poursuivi, le 19 mai 1846, en exercice illégal de la médecine… sur la dénonciation formelle des sieurs Fouquier, médecin du roi et Orfila, doyen de la Faculté de médecine de Paris. Paris, 1846.

[5] Blanchard et Baulina. Apothéose de Raspail. Paris, 1846, p. 3-4. En ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57875580/

[6] Blanchard et Baulina. Ibid., p. 15-16.

[7] Raspail, François-Vincent. Manuel annuaire de la santé, op. cit., p. 56.

[8] « Le camphre, un glorieux mais tumultueux passé ! », Regard sur les cosmétiques, en ligne : https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/le-camphre-un-glorieux-mais-tumultueux-passe-2536/

[9] Poulaille, Henry. Pain de soldat : les rescapés. Paris, Grasset, 1938, p. 79-80.

[10] Poulaille, Henry. Pain de soldat : les rescapés, op. cit., p. 93-94.

[11] Langlebert, Edmond. Réplique à Monsieur Raspail et par suite examen de ses doctrines médicales. Paris, 1846. En ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5688410w/

[12] Weiner, Dora B. Raspail, Scientist and Reformer. New York et Londres, Columbia University Press, 1968, p. 252-253.

[13] Raspail, François-Vincent. Carnets météorologiques. 1862. Archives départementales du Val-de-Marne, 69 J 38 à 42.