François-Vincent Raspail, une traversée de siècle

Né à Carpentras (Vaucluse) en 1794, de père aubergiste monarchiste, François-Vincent est instruit par un prêtre républicain. En 1816, fuyant la Terreur blanche royaliste qui sévit en Provence, il arrive à Paris où il suit des études de droit qu’il finance par des cours privés, puis une formation de chimiste, enfin de médecin. Cet autodidacte énergique et infatigable est très tôt lié à la mouvance républicaine, qui agit dans la clandestinité sous la monarchie constitutionnelle (1814-1848). Mais quand la Seconde République est proclamée en 1848, il dénonce de nouvelles compromissions, ce qui lui vaut d’être emprisonné, comme il l’avait été plusieurs années sous la monarchie. Rebelle et insoumis, Raspail se soucie des milieux populaires. Même s’il se défend toute sa vie d’être révolutionnaire, détestant la violence, et quoique rétif à tout embrigadement, il contribue à la vitalité de l’action républicaine et socialiste. Grâce aux ventes de ses ouvrages politiques et scientifiques, tirés à de nombreux exemplaires, il s’est embourgeoisé durant ses années d’exil (1854-1862) puis après son retour en France, dans la belle maison du hameau de Cachan jusqu’à sa mort en 1878. Élu député en 1869, 1876 et 1877, alors doyen de l’assemblée, il participe à la consolidation du régime républicain. Toute sa vie, Raspail a mêlé étroitement ses activités de savant, d’humaniste et de militant politique. Ses funérailles sont grandioses : c’est le savant républicain et réformateur qui y est célébré.

.

La famille Raspail à Arcueil-Cachan

La famille Raspail est une communauté soudée autour de François-Vincent. Ce dernier peut compter sur le soutien indéfectible de sa femme, Henriette-Adélaïde (1799-1853) et de sa fille Marie-Apolline (1836-1876), toujours à ses côtés et à son service, y compris durant ses séjours de prison et d’exil. Son fils aîné, Benjamin (1823-1899), peintre, plusieurs fois député et conseiller général, achète la maison bourgeoise du hameau de Cachan en 1862 et y habite avec son père, puis seul, jusqu’à sa mort. Son deuxième fils, Camille (1827-1893) est médecin et homme politique, il répand la « méthode Raspail » en médecine, dans la pharmacie familiale parisienne. Émile (1831-1887), ingénieur, fonde la distillerie Raspail à Arcueil en 1858, et est maire de la ville entre 1878 et 1887. Enfin, Xavier (1840-1926), médecin et ornithologue, fait perdurer en tant qu’éditeur la mémoire de F.-V. Raspail durant de longues années. La maison de Cachan et son grand jardin sont un havre de repos et de paix pour la famille, mobilisée continuellement dans les vives luttes politiques de l’époque et très engagée pour le progrès social. La famille se réunit aussi dans la belle maison d’Émile, à côté de la distillerie, aujourd’hui Anis Gras, avenue Laplace. Émile marque l’histoire d’Arcueil : durant son mandat de maire, il fait notamment construire une nouvelle mairie, aujourd’hui le Centre Marius Sidobre.

.

L’engagement républicain

Ayant une « puissance extraordinaire d’indignation » (selon son contemporain, le socialiste Louis Blanc), F.-V. Raspail a milité toute sa vie pour la transformation sociale et pour l’établissement d’une république démocratique et émancipatrice. Sous la Restauration (1814- 1830), il adhère à la charbonnerie, mouvement clandestin de républicains révolutionnaires dont le but est de renverser le régime. Il parti­cipe aux journées insurrectionnelles de juillet 1830, durant lesquelles il est blessé, et persiste dans son opposition au nouveau roi, Louis-Phi­lippe. Il fonde le journal d’opposition Le Réformateur et préside la Société des amis du peuple. Proche de la première galaxie socialiste, et notamment de Blanqui, il est en première ligne lors de la révolution de 1848, étant l’un des premiers à proclamer la République. Il fonde un nouveau journal, L’Ami du peuple, réclame un impôt sur les riches, puis est arrêté pour avoir participé aux nouvelles journées révolutionnaires du 14 mai. Bien qu’emprisonné, il est élu député en septembre 1848 et se présente à la première élection présidentielle face à Louis Napo­léon Bonaparte en décembre. Durant le second Empire (après 1851), il est exilé en Belgique, comme Victor Hugo. Revenu en France, il est élu député en 1869, juste avant la chute de l’Empire. Mais, il est de nouveau condamné à deux ans de prison pour avoir soutenu l’amnistie des communards en 1871. Réélu député en 1876, il meurt doyen de l’Assemblée nationale.

.

Prison et exil

Raspail totalise environ sept années et demie d’emprisonnement pour ses engagements républicains : il est tour à tour emprisonné pour activité républicaine anti-monarchique (1832), soupçon de complicité avec un acte terroriste (1835), insurrection politique (1848) et soutien aux communards (1874, il a alors près de 80 ans). En prison, souvent autorisé à lire, écrire et poursuivre ses études politiques et scientifiques, et même à se présenter à des élections, il est soutenu par sa femme et sa fille qui séjournent près des différentes prisons où il est incarcéré, prenant soin de lui et lui rendant visite aussi souvent que possible. Exilé près de Bruxelles après la mort de sa femme, il rentre en France en 1862, à la faveur de l’amnistie consécutive aux victoires italiennes de Napoléon III. Raspail reste un insoumis et il dénonce même les exactions des nouveaux régimes républicains au début de la IIe et de la IIIe République. Tirant l’expérience de ses détentions, il s’intéresse à la vie dans les prisons, son « second domicile », en écrivant Réforme pénitentiaire. Lettres sur les prisons (1839), dans lequel il dénonce l’inhumanité du régime carcéral et l’insalubrité des prisons. Il parvient d’ailleurs, en accord avec les directions, à améliorer la nourriture et la qualité de l’eau des prisonniers. Inépuisable dans ses combats, il a toujours lutté contre la peine de mort.

.

Un savant contre l’académisme

Autodidacte, Raspail entame des recherches scientifiques à partir de 1822, en anatomie, botanique et zoologie, puis devient un pionnier de la chimie microscopique. Il contribue à la formation de la théorie cellulaire et défend l’idée d’une unité de structure des végétaux et des animaux. Le savant ne peut être dissocié du démocrate. Il se distingue par la défense d’une conception large et non compartimen­tée de la science, associant et faisant coopérer la chimie, la botanique, la physiologie, la médecine, l’agronomie, la science économique, la météorologie. Son système de pensée est mis en pratique par une approche pragmatique de la découverte tendue vers les applications, la volonté de transmission et la vulgarisation afin d’améliorer le sort des plus vulnérables. Par une approche de science populaire, il s’oppose sans cesse à une science officielle cousue d’autorité qui trouve refuge à l’Académie des sciences et diffuse de façon verticale des vérités en direction d’un public de profanes. Raspail propose une alternative : « laissons donc là les sociétés savantes : le juge, c’est tout le monde, c’est le public ». Il oeuvre ainsi pour une science citoyenne autonome et capable de se soustraire des dominations du monde industriel. Ses apports scientifiques, qui n’ont pas résisté au temps, ont été ridiculisés de son vivant.

.

UN HYGIÉNISME SOCIAL ET ENVIRONNEMENTAL

Au siècle de l’émergence d’une hygiène publique administrative, académique et technicienne, Raspail se positionne comme une figure singulière. Sa pensée hygiéniste se situe dans le prolongement de sa pensée politique ; pour lui, la santé découle tout autant de l’iné­galité sociale que des effets du milieu et de l’environnement. Dans son Histoire naturelle de la santé et de la maladie, rééditée de nom­breuses fois après 1843, il déploie une vision holistique de la santé. Réformateur médical, il dénonce par ailleurs l’uniformisation et la profes­sionnalisation du système de santé, en particulier son orientation vers des monopoles rentables pour les praticiens et une relative indifférence pour les malades. Il critique l’orientation libérale et mercantile de la médecine qui conduit à prescrire des remèdes lourds et nocifs. Il oppose à cette dérive des solutions novatrices et radicales : une réorganisation de la médecine publique et un projet de réappropriation citoyenne de la santé. D’où ses recommandations pour l’automédication et la vie dans un environnement sain. Il propose une vulgarisation des savoirs médicaux et de soins destinée aux milieux ouvriers. La « méthode Raspail » se fonde sur des conseils de morale et d’hygiène simple, comme se laver les mains ou se protéger des environnements hostiles, ainsi que sur un traitement peu coûteux, principalement à base de camphre. Elle trouve ainsi un écho favorable dans les couches populaires qui n’avaient pas accès à la médecine libérale.

.

LE MÉDECIN DES PAUVRES

Après 1837, Raspail s’est résolument orienté vers la médecine, choix qui marque un tournant dans sa vie. Cette nouvelle activité consti­tue un prolongement de ses études scientifiques autant que de son engagement politique. À une époque où la sécurité sociale n’existe pas, il s’efforce à prescrire des soins à la portée de tous. Il se penche ainsi sur la « question sociale », une préoccupation essentielle des républicains, tant les conditions de vie des plus démunis se dégradent sous la Monarchie de Juillet. Indigné par leurs conditions de travail pathogènes, ainsi que par un système de santé à deux vitesses, il distribue des soins gratuits aux pauvres entre 1840 et 1848, tandis qu’il fait payer les bourgeois. En prison, il soigne également les détenus, et il continue ses consultations en exil. Praticien sans diplôme, il est poursuivi pour pratique illégale de la médecine. Sa réputation de « médecin des pauvres » explique sans doute, tout en en tirant profit, l’incroyable suc­cès de son Manuel annuaire de la santé, dont le prix abordable favorise la diffusion de recommandations de médication par soi-même. Pour démocratiser la « méthode Raspail », la famille produit ses médicaments (eau sédative, produits à base de camphre, etc.) et autres élixirs de jouvence dans la distillerie usine d’Arcueil (Émile), pour les vendre dans une officine parisienne, non reconnue comme pharmacie (Camille).

.

LES RASPAIL CONTRE LES POLLUTIONS INDUSTRIELLES

Dès son retour d’exil, à Cachan, Raspail défend la salubrité de ses produits, qu’il considère comme beaucoup plus sains que ceux de l’in­dustrie pharmaceutique. Dans un ouvrage sur les « empoisonnements industriels », il dénonce les pollutions et l’attitude délictueuse de nombreux entrepreneurs. Il s’en prend en particulier au cénacle officiel des conseils de salubrité, attachés aux préfectures, dont l’action encourage le capitalisme industriel naissant par la promotion d’un savoir d’experts sourds à l’égard des connaissances directes pouvant pro­venir des artisans, des ouvriers ou des habitants. Pour lui, les émanations des fabriques sont néfastes pour la santé et provoquent des iné­galités environnementales. Face à ce constat d’ensemble, il propose des solutions radicales. Il met l’accent, d’une part, sur la responsabilité d’une activité économique produisant des pathologies sur les faibles, et d’autres part, sur la nécessité d’un véritable contrôle social de ces pollutions grâce à la création de sociétés d’assainissement qui seraient issues de l’organisation associative. Son fils Émile s’inscrit dans cette tradition : alors maire d’Arcueil-Cachan, il se bat contre les pollutions des usines de sulfate d’ammoniaque fabriqué à partir des vidanges de Paris, qui entourent la capitale. Il parvient à faire fermer l’usine des Hautes Bornes à Arcueil, mais cette dernière ré-ouvre quelques années après, avec l’appui de l’administration préfectorale.

.

LES BLANCHISSEUSES DE LA BIÈVRE

« Citoyennes, j’accepte volontiers le titre que vous m’offrez de membre honoraire de votre société de secours mutuels, mais à une condi­tion, c’est que vos actions soient toujours en rapport avec la morale des principes démocratiques et républicains » (1870). C’est par ces mots que Raspail s’adresse aux blanchisseuses et à leur Société libre de secours mutuels. Dans sa vaste demeure, Raspail est voisin d’une communauté de blanchisseuses extrêmement importante, dont la profession constitue la principale activité du petit bourg de Cachan. À partir du XVIIIe siècle, la Bièvre s’est fortement industrialisée en aval, à Paris, et les usines n’ont cessé de remonter vers l’amont, grignotant les paysages champêtres et les jardins aristocratiques et ecclésiastiques de la vallée. Des usines de produits chimiques ou agroalimentaires se sont vite greffées aux tanneries et teintureries initiales. Les blanchisseuses, qui avaient besoin d’une eau propre, sont repoussées vers le sud, chassées de Gentilly en 1847, et se fixent à Cachan. Le métier est éprouvant et les blanchisseuses souffrent de multiples maladies. En 1900, c’est l’apogée de l’activité, Cachan compte 120 entreprises de blanchissage, principalement concentrées dans les rues Cousté, Dolet et Desmoulins. En 1947, le secrétaire de l’association « Les amis du Vieil Arcueil-Cachan », L.-L. Veyssière, publie une monographie locale sur cette activité.

.

LA MAISON ET LE PARC RASPAIL, D’HIER À DEMAIN

La « maison Raspail » est l’une des plus anciennes bâtisses de Cachan. Construite dans la secondemoitié du XVIII siècle, elle a peut être appartenu à l’ingénieur et architecte Boffrand, qui a expérimenté à Cachan les premières pompes à feu (ancêtre de la machine à vapeur) françaises en 1725. Elle appartient après 1804 au financier Artaud, puis au maire d’Arcueil-Cachan. En 1862, la famille Raspail s’y installe et ne modifie pas le bâtiment. À la mort de Benjamin Raspail, la propriété, les meubles, objets, livres et archives sont légués par la famille au département de la Seine, et suivant le legs, le bâtiment principal accueille un hospice pour vieillards nécessiteux, à une époque où la sécurité sociale n’existe pas, tandis qu’un « musée Raspail » est établi dans la salle dite de l’Orangerie, pour mettre en valeur la collection d’oeuvres d’art de Benjamin et glorifier l’histoire de François-Vincent. Le musée est fermé au public en 1940, tandis que l’hospice fonctionne jusqu’en 1978. La maison, plutôt inoccupée depuis les années 1980, ainsi que le parc, ont été rétrocédés à la Ville de Cachan. Une des ailes accueille le fonds de documentation et d’archives Henry Poulaille. Aujourd’hui, le Collectif maison Raspail propose de transformer ce bâtiment en un tiers-lieu reposant sur trois piliers : l’histoire et le patrimoine, la convivialité et l’éducation populaire.