« Le 24 février est le plus grand jour de l’humanité ! C’est du 24 février que les générations futures dateront l’avènement définitif, irrévocable, du droit de la souveraineté populaire. » [1] Au début de l’année 1848, Charles Baudelaire, dans la fleur de la vingtaine, s’enflamme pour la Révolution et participe aux journées de février, plus par enthousiasme romantique que par conviction doctrinaire : « Baudelaire aimait la Révolution comme tout ce qui est violent et anormal » dit de lui un de ses amis, Charles Toubin [2]. Trois jours après la chute du régime orléaniste et la fuite du roi Louis-Philippe, Baudelaire et ses compères Toubin et Champfleury créent sur un coin de table d’un bistrot du quartier latin, avec leurs maigres ressources, Le Salut Public, l’un des quelques 450 journaux qui voient le jour en cette première année de la seconde République qui vient de rétablir la liberté de la presse. Éphémère publication (il n’y aura que deux numéros à 3 jours d’intervalles), le premier numéro paraît le même jour que celui de l’Ami du Peuple de François-Vincent Raspail, le 27 février 1848. Si le titre du journal de Raspail fait directement référence au révolutionnaire Marat, celui de Baudelaire dit tout l’attrait que lui inspire Robespierre [3].
Dans le second et dernier numéro du Salut Public, daté du 1er mars 1848, Baudelaire dit toute son admiration pour Raspail dont il a lu les deux premiers numéros du journal (parus les 27 et 29 février) et en qui il voit un nouveau Marat. Fasciné par Raspail, à qui il voue « une tendresse et une admiration sans bornes » [4], Baudelaire lui consacre ainsi un des neufs articles du second numéro (le premier en compte 16), sous le titre « L’ami du peuple de 1848 » et dans lequel transparaît son admiration : « Le citoyen Raspail, médecin comme Marat, et comme lui médecin malheureux et plein de disputes, fait comme lui l’Ami du Peuple. Les deux premiers numéros sentent le Marat d’une lieue. Même défiance, même talent, même ferveur ! (…) Le citoyen Raspail, comme son illustre chef de file, est un parfait honnête homme » [5] Mais l’éloge s’accompagne d’une exhortation à la modération envers le gouvernement provisoire, à qui pense-t-il, il faut laisser sa chance. « [Raspail] a le droit d’être très sévère ; nous adjurons seulement le citoyen Raspail de ne pas encore user de son droit. De grâce, de grâce, ne préjugeons rien contre le gouvernement. Surveillons le sévèrement et que les millions d’yeux de la Nation soient nuit et jour braqués sur lui ; mais ne troublons pas son action par des défiances prématurées. S’il ne va pas droit, haro ! S’il va droit, bravo ! Dans un cas comme dans l’autre, ne le jugeons que sur ses actes, il y va du salut public. Les accusations de tendances, laissons-les à l’immoral gouvernement que nous venons de jeter à bas ; elles sont indignes de Républicains ! » [6]. Et d’exhorter Raspail à ne pas retomber dans les excès de violence de la grande Révolution : « surtout ne recommençons ni Marat, ni Chabot (…). C’est ainsi seulement que nous préserverons notre jeune République des mille périls qui menacent son berceau ». Socialisme oui, terrorisme non ! Roulés par des vendeurs peu scrupuleux lors de la diffusion du premier numéro (tiré à 400 exemplaires), les trois amis assurent eux-mêmes la distribution du second numéro [7], soit à la criée, soit en mobilisant leurs ami(e)s (une ancienne maitresse de Champfleury en prend pour « 3 francs, pour ses amants ! Trente amants hélas !!! » [8]). Baudelaire portera personnellement un exemplaire à Raspail [9] ! L’histoire ne dit pas comment celui-ci reçut l’hommage du « plus “peuple” des poètes » [10].
L’engagement d’Alexandre Dumas dans la révolution de 1848 est plus ambigu que celui de Baudelaire. Républicain dans l’âme, au faîte de sa renommée en 1848 (la publication des Trois mousquetaires date de quatre ans, celle du Comte de Monte-Cristo de deux seulement), il est horrifié par les excès de violence des journées révolutionnaires de 1789, 1792 et 1793, et sa considération pour le peuple est ambiguë. Dumas connaît Raspail et l’apprécie. Le 9 mai 1831, il fête, assis à ses côtés, l’acquittement de 19 républicains impliqués dans des manifestations ouvrières et étudiantes en décembre 1830: « Il eût été difficile de trouver dans tout Paris deux cent convives plus hostiles au gouvernement que ne l’étaient ceux qui se trouvèrent réunis, à cinq heures de l’après-midi » [11] au restaurant Les vendanges de Bourgogne. Dans une lettre datée du 21 octobre 1831, il écrit à Raspail, emprisonné à Sainte-Pélagie : « Mon cher Raspail, je vais aujourd’hui à la police pour obtenir un permis de visite. J’apporterai ce que vous avez demandé » [12]. Il le côtoiera aussi à Bruxelles, en exil comme Hugo après le coup d’État de 1851. Pourtant, en 1848, sa condamnation de la journée du 15 mai (l’envahissement de l’Assemblée nationale par des manifestants, auquel il assiste en tant que correspondant du journal La liberté [13]), et des émeutes de juin, lui fait rallier le parti de l’ordre, comme il le proclame dans sa profession de foi aux électeurs de l’Yonne dont il brigue les suffrages: « Le Socialisme s’agite. Le Communisme fait des progrès. La République rouge rêve un autre quinze mai, espère une autre insurrection de juin. Nos ennemis politiques seront : MM. Ledru-Rollin, Lagrange, Lamennais, Pierre Leroux, Proudhon, Etienne Arago, Flocon et tous ceux qu’on appelle les Montagnards. Je ne parle pas de MM. Louis Blanc et Caussidière : ils sont en fuite. Je ne parle pas de MM. Blanqui, Raspail et Barbès : ils sont en prison. Mes amis politiques seront ceux dont les chefs me recommandent à vous ; je marcherai avec eux ou plutôt un peu avant eux. Ce sont MM. Thiers, Odilon Barrot, Victor Hugo, Émile de Girardin, Dupin, Bauchart, Napoléon Bonaparte. Ce sont les hommes que les anarchistes appellent la Réaction. Ce sont les hommes que j’appelle l’Ordre » [14]. Ce ralliement ne durera pas, et il condamnera le coup d’État du prince président. Il n’en reste pas moins que la vision du peuple en furie lors des journées de juin, plus que la férocité de la répression, le marquera durablement.
George Sand s’enflamme elle aussi pour la république démocratique et sociale voulue par une partie des républicains de 1848. Elle accueille février avec enthousiasme, comme elle l’écrit le 9 mars à son ami Charles Poncy : « Vive la République ! Quel rêve, quel enthousiasme, et en même temps quelle tenue, quel ordre à Paris ! (…) J’ai vu le peuple grand, sublime, naïf, généreux, le peuple français réuni au cœur de la France, au cœur du monde, le plus admirable peuple de l’univers ! (…) La République est conquise, elle est assurée, nous périrons tous plutôt que de la lâcher. » [15] Elle s’engage auprès du gouvernement provisoire, écrit dans la presse républicaine, pour les Bulletins de la République et publie des brochures d’éducation populaire. Le 9 avril paraît le premier numéro du journal qu’elle vient de créer, La cause du peuple. Si elle loue les idées de Louis Blanc et est proche de Barbès, elle est très critique vis-à-vis de Raspail, qu’elle associe à Blanqui, et à qui elle reproche une vision sectaire et clubiste au service d’intérêts personnels. [16] Elle rend pour partie responsables ces « Marat de ce temps-ci » de la journée du 16 avril (l’écrasement d’une grande manifestation ouvrière demandant un report des élections prévues par le gouvernement provisoire) et blâme leur rôle dans cette journée : « Blanqui, Cabet et Raspail, (…) voulaient, avec leurs disciples et leurs amis des clubs jacobins, tenter un coup de main et se mettre à la place du gouvernement provisoire » écrit-elle le 17 avril dans une lettre à fils. Elle se retire à Nohant après la journée du 15 mai, déçue : « Les vrais républicains se sont trop divisés, le mal est là ! » [17]. En totale opposition avec l’action politique de Raspail en 1848, elle n’en louera pas moins sa fameuse méthode dont elle use pour elle et ses proches, et dont elle ne cessera de proclamer l’efficacité : « Nous faisons des miracles avec cette méthode Raspail, un petit livre qui coûte 20 sous et une pharmacie qui coûte 20 fr. C’est le devoir des pères de famille de lire ce petit livre et de soigner leurs enfants eux-mêmes » [18] ! L’ami du peuple non, le camphre oui !
[1] Le Salut Public, n° 1, 27 février 1848. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1054574t?rk=21459;2
[2] Ch. Toubin, Souvenirs d’un septuagénaire, in M.-C. Natta, Baudelaire, Paris, Perrin, 2019, p. 278.
[3] M.-C. Natta, op. cit, p. 278.
[4] M.-C. Natta, op. cit., p. 279.
[5] Le Salut Public, n° 2, 1er mars 1848. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1054620m?rk=42918;4
[6] Ibid.
[7] M.-C. Natta, op. cit., p. 279.
[8] Ibid.
[9] https://maitron.fr/spip.php?article25943, notice « Baudelaire Charles, Pierre » par M. Cordillot, version mise en ligne le 30 novembre 2022.
[10] M. Proust, Correspondance, texte établi, présenté et annoté par Philip Kolb, Paris, Plon, 1970-1993, t. V, p. 127.
[11] A. Dumas, Mes mémoires, T. 8, Paris, Calmann Lévy, 1884, p. 159.
[12] Archives nationales, Dossier Raspail, n° 1684, in D.-B. Weiner, Raspail, Scientist and Reformer, Columbia University Press, New York and London, 1968, p. 172.
[13] S. Hallade, « Alexandre Dumas, un journaliste engagé sous la Deuxième République », in S. Mombert et C. Saminadayar-Perrin (dir), Un mousquetaire du journalisme : Alexandre Dumas, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2019.
[14] A. Dumas, Aux électeurs de l’Yonne (29 juin 1848), Cahiers Alexandre Dumas, « 1848. Alexandre Dumas dans la révolution », n° 25, 1998, p. 337.
[15] M.-L. Pailleron, « George Sand en 1848 », Revue des deux mondes, juin 1948, p. 643-657.
[16] M.-L. Pailleron, art. cit., p. 653.
[17] Ibid. p. 657.
[18] George Sand, Lettre à Pierre-Jules Hetzel, 27 mai/3 juin 1849, Correspondance, in L. Frobert, « L’amour au temps de la communauté ». Vers l’égalité, ou au-delà ?, ENS Éditions, 2021, p. 109-158.