
Carnet d’archives consacré à Montmartre, Fonds Henry Poulaille Cachan.
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Les univers du cabaret, du café-concert et du music-hall parcourent les romans de Henry Poulaille, parus chez Grasset dans les années 1920 et 1930 et qui mettent en scène son double littéraire, Louis Magneux. Ce ne sont pas en tant que salles de spectacle qu’ils apparaissent dans les textes, mais par des chansons qui font partie de l’ordinaire de la vie des personnages. Les femmes qui ont de l’ouvrage à domicile chantent en travaillant : dans Les Damnés de la terre (1935), Hortense, la mère de Louis Magneux, chante Mélancolie, un air sentimental de Paul Delmet, compositeur et chanteur adepte du cabaret le Chat Noir.
Des succès de cafés-concerts, cabarets et music-hall circulent dans les rues. Ils s’échappent des phonographes présents dans des bistros. Le chanteur des rues nommé Combény promène avec lui, dans le 15e arrondissement, des chansons d’Aristide Bruant, dans Le pain quotidien (1931). Dans L’enfantement de la paix (1925), au sortir de la Première Guerre mondiale, des groupes en liesse s’égosillent sur It is a long way to Tipperary, air de music-hall anglais, autant que sur La Madelon de la victoire, composée par Borel-Clerc, dans l’euphorie de la victoire en 1919, popularisée pour avoir été interprétée par Maurice Chevalier au Casino de Paris et par Suzanne Valroger, vedette de caf’conc’ et music-hall, à l’Olympia.
En temps de guerre, les airs à succès offrent une consolation, voire une possibilité d’évasion aux soldats. Chanter une chanson sentimentale de Paul Delmet permet de mettre à distance sa peur face à une expérience violente à venir, celle de devoir combattre sur le Chemin des Dames dans Pain de soldat (1937). La troupe est arrivée près des lignes de front. La nuit, Magneux ne parvient pas à dormir et sort marcher. Il entend les tirs des canons et les avions, observe les fusées dans le ciel embrasé. Il aperçoit un soldat qui tourne le dos aux éclairs et se lance dans Le vieux mendiant : « Magneux, qui pourtant l’entendit des centaines de fois, n’a mieux goûté l’étrange charme de cette romance. Le jeune homme chante pour lui, strictement. Il s’épanche, communie en la douceur de la nuit. Il s’échappe de la vie militaire, de toute l’imbécilité mesquine de cette vie, il repousse l’inquiétude qui immanquablement l’assaillira demain. Il chante, oublieux de tout. Il n’est qu’une voix pure qui monte doucement dans l’air […]. Et le chant est si prenant que bientôt Magneux a oublié lui aussi la canonnade qui fait rage. La chanson est finie, le charme est rompu. De nouveau la guerre est là. De nouveau, Magneux suit les éclatements, essaie de deviner ce qui se passe ». Poulaille souligne le pouvoir de captation et de suspension du temps de cette chanson aux paroles assez banales (une histoire d’homme ruiné et devenu mendiant car son amante a dilapidé tous ses biens pour s’offrir des bijoux) dans ce contexte particulier.

Partition Les Pochards, Fonds Henry Poulaille Cachan
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La place des chansons de cabaret, café-concert, music-hall, dans les romans de Poulaille – plus importante que ces quelques exemples – est à mettre en lien avec celle qu’elle occupe dans ses archives. Son fonds est composé d’une thématique sur la chanson populaire au sein de laquelle des dossiers documentaires et recueils contiennent quantité de partitions de chansons, de paroles de chansons découpées dans la presse ou des ouvrages, ou recopiées à la main ainsi qu’une diversité de documents qui forment une imagerie autour des salles de spectacles (portraits de vedettes, reproductions d’affiches de certaines salles, illustrations de presse sur des cabarets, etc).
Poulaille a d’ailleurs fabriqué des cahiers de petit format contenant des bouts de partitions et qu’il intitule « Chansonniers de Montmartre ». Le lien entre textes et archives prend d’autant plus son sens que dans le roman Seul dans la vie à 14 ans. Le feu sacré (1980), Louis Magneux alors orphelin est mis en scène en train de fabriquer ses « Chansonniers de Montmartre », à partir de partitions illustrées récupérées chez les bouquinistes et librairies du Quartier Latin. Sa préférence se porte justement sur des chansons de Bruant et Delmet, mais aussi de Léon Xanrof et Marcel Legay, découpés dans le Gil Blas illustré – journal qui se retrouve dans les chansonniers des archives. Poulaille a aussi entrepris l’écriture d’une anthologie de la chanson de cabarets à Montmartre et au Quartier Latin, demeurée inédite. Les dossiers préparatoires conservés dans ses archives rassemblent par exemple de nombreuses fiches fabriquées par Poulaille sur des poètes et chansonniers, accompagnées de quelques chansons découpées dans des imprimés ou recopiées, ou encore des listes manuscrites : listes de chansonniers, indiquant dans quels cabarets ils se sont produits, listes de cabarets, listes de spectacles qui se déroulaient dans tel cabaret (ex : les théâtres d’ombres du Chat Noir), etc.
Ces dimensions du travail de l’écrivain – écrire avec et sur la chanson, tout en collectionnant des chansons et de la documentation qui porte sur les diverses salles – sont à mettre en lumière. La journée d’études du 10 juin 2025 intitulée « Cabarets, cafés-concerts et music-halls, entre textes et archives » a pour but de rendre visible ses collections et de réfléchir à la singularité de ces pratiques d’écriture et de collection. Elle vise aussi à montrer que le fonds Poulaille peut servir de sources à des historiens et musicologues qui étudient l’histoire des salles de spectacles et des imprimés qui y sont associés (notamment les modes d’éditions, de productions et de circulations de partitions, d’affiches, d’illustrations, de portraits d’interprètes, de journaux portant un nom de cabaret comme Le Chat Noir, de poèmes et chansons).