Juillet 1862. Giuseppe Garibaldi, l’un des pères fondateurs de la nation italienne, entreprend une expédition militaire hardie visant à prendre Rome, alors cité des États Pontificaux, pour en faire la capitale du tout nouveau Royaume d’Italie. Débarquant de Sicile en Calabre, il marche vers le nord avec 3000 volontaires. Mais le roi Vittorio Emanuele II, craignant la réaction de Napoléon III, son allié contre l’Autriche, qui a mis Rome et le Pape sous sa protection, s’oppose à la conquête de la ville éternelle par les chemises rouges. Il envoie l’armée régulière arrêter leur intrépide général. Garibaldi, voulant éviter un affrontement fratricide, tente d’échapper aux bersagliers, ces fantassins de l’armée royale, en passant avec ses hommes par une voie au cœur du massif calabrais de l’Aspromonte. Le 29 août 1862, il est intercepté par les soldats du colonel Emilio Pallavicini. Bien qu’ayant sommé ses hommes de ne pas tirer, des coups de feu sont échangés, faisant quelques victimes de part et d’autre. Garibaldi est blessé gravement au pied droit par une balle adverse ; son fils, Menotti, qui combat à ses côtés, est légèrement touché à la cuisse par une balle perdue. Faits prisonniers, le général, son fils et quelques officiers, sont transférés à La Spezia début septembre, puis emprisonnés dans la forteresse voisine de Varignano [1].
Cet épisode du Risorgimento (la période révolutionnaire ayant conduit à l’unification de l’Italie dans la deuxième moitié du XIXe siècle) est évoqué dans le roman de Giuseppe Tomasi de Lampedusa, Le Guépard, en 1958. Pallavicini, fait général à la suite de son fait d’arme à Aspromonte, s’entretient avec le Prince de Salina : « À présent la Gauche veut me mettre au pilori parce que, en Août, j’ai ordonné à mes hommes de faire feu sur le Général. Mais dites-moi, vous, Prince, qu’aurais-je pu faire avec les ordres écrits que j’avais sur moi ? (…) Et je vous le dis en confidence : cette très brève fusillade a servi surtout Garibaldi. (…) Le Général le sait parce qu’au moment de mon fameux agenouillement il m’a serré la main avec une chaleur que je ne pense pas habituelle à l’égard de celui qui, cinq minutes plus tôt, vous a fait décharger une balle dans le pied » [2].
L’épisode est largement commenté dans la presse internationale de l’époque, et il n’échappe pas à François-Vincent Raspail. Dans le journal que le vieux républicain tient à Cachan à partir de 1862, on lit : « Octobre 1862. Écris à Menotti Garibaldi à Varignano pour l’inviter s’il est encore temps à exécuter le traitement qui seul peut sauver la jambe et la vie à son illustre père. Donné l’adresse rue Carnot 11 [c’est l’adresse de son fils Camille, actuellement rue Joseph-Bara dans le 14e arrondissement de Paris]. La lettre n’a pu être mise à la poste que le 4 nov. » [3] Ainsi, Raspail a-t-il transmis par lettre sa préconisation, à n’en pas douter un remède à base de camphre, pour sauver le général blessé.
La lettre a-t-elle atteint son illustre destinataire ? Rien n’est moins sûr. Le courrier du Bas-Rhin, daté du 22 octobre 1862, reproduisant le récit d’une visite qu’un correspondant de Turin a fait au Général, qui, du fait de sa blessure, a « passé trente jour sans dormir et ne s’est pas plaint », explique : « Il reçoit, comme il a toujours reçu, de nombreuses lettres, on lui met sous les yeux celles qui le concernent directement ; il aurait fort à faire s’il lui fallait seulement lire les lettres des empiriques qui guérissent avec des emplâtres et qui écrivent de tous les points de l’Europe » [4]. Raspail a-t-il été considéré comme l’un de ces « empiriques » ? Sa lettre a-t-elle été filtrée avec d’autres ou mise sous les yeux de Garibaldi ? Pour Raspail, il ne fait pas de doute que c’est sa méthode qui a été utilisée, et qu’elle a fait merveille : « Décembre 1862. Je n’en ai pas encore reçu de réponse. Mais il y a un mois, on lisait dans les journaux de la Belgique : depuis le nouveau pansement, le général Garibaldi a dormi 9h la première nuit. Sans doute un lecteur du manuel [terme souligné par Raspail] lui aura indiqué [la recette du pansement] et c’est ce qui aura permis de sonder la balle en faisant cesser l’enflure. Est-ce honteux pour la chirurgie d’avoir fait durer une blessure si longtemps. » [5]
Ainsi le remède de Raspail aurait eu pour effet de dégonfler le pied et permis la localisation de la balle. Car l’identification de l’endroit où la balle est logée dans le corps, qui conditionne toute intervention chirurgicale, est un problème crucial à une époque où les rayons X ne sont pas encore connus. On cherche d’abord à identifier s’il existe une protubérance située à l’opposé du lieu de pénétration du projectile dans le corps. Celui-ci, traversant les tissus, peut avoir atteint le côté opposé du membre touché, sans pouvoir vaincre à la sortie l’élasticité de la peau, et donc y être resté logé. Dans le cas de Garibaldi, cette recherche, menée par un médecin le jour même à Aspromonte, est non concluante. Une fois à Varignano, tout ce que l’Europe compte d’experts en chirurgie, défile à l’hôpital du fort. Pas moins d’une vingtaine de médecins se pressent ainsi au chevet de l’illustre blessé, entre début septembre et fin novembre 1862. L’anglais Partridge, venu spécialement de Londres, constatant l’absence de fièvre et de symptôme inflammatoire, conclut que la balle n’a pas pénétré dans la jambe [6]. Agostino Bertani, médecin ami de Garibaldi, lors d’une visite au malade en octobre, « déclara hautement qu’à son sens, on aurait dû procéder à l’amputation du pied, sinon à Aspromonte, du moins à son arrivée à Varignagno » [7]. Auguste Nélaton, chirurgien personnel de l’empereur Napoléon III, se rend à Varignagno le 28 octobre. Il met au point une sonde permettant de récolter, par pression sur les parties solides rencontrées dans le pied, des traces métalliques, signature de la présence de la balle. Il identifie ainsi sa localisation, au-devant de la malléole, ce qui rend possible son extraction [8]. Celle-ci est effectuée par le médecin italien Ferdinando Zannetti le 22 novembre 1862 [9]. Une coupure de presse, datée du 28 novembre, sélectionnée par Raspail et collée dans son journal, indique : « Le projectile qui se trouvait dans la blessure du général Garibaldi a été extrait en quelques secondes et sans grande souffrance pour le blessé. C’est une balle de bersagliers ; on l’a reconnue à sa forme ; elle n’est que légèrement déformée sur les bords. » [10]
L’intérêt de Raspail pour la blessure de Garibaldi est significatif. D’une part, le sort du républicain italien, révolutionnaire quarante-huitard tout comme lui durant le « printemps des peuples », ne peut l’avoir laissé indifférent. On peut supposer que Raspail a suivi attentivement, après 1848, au cours de son enfermement à la citadelle de Doullens, puis pendant son exil en Belgique, les développements de la révolution transalpine. D’autre part, la blessure de Garibaldi n’est pas sans évoquer celle de son fils Benjamin, blessé lui-même, mais au genou, à l’âge de 19 ans, et dont Raspail a supervisé l’amputation et les soins de suite en 1832. Le camphre a bien sauvé son fils, pourquoi ne sauverait-il pas, trente ans plus tard, le général républicain ? En voulant secourir Garibaldi, il mêle ainsi son engagement comme républicain et comme médecin, les deux étant comme toujours indissociables chez Raspail.
Raspail et Garibaldi se sont-ils connus ? Rien n’indique que les deux hommes se soient un jour rencontrés. L’engagement de Garibaldi auprès de la France lors de la guerre de 1870 contre la Prusse (« Ce qui reste de moi est à votre disposition, disposez-en »), puis son élection comme député aux législatives de février 1871 (élu député de la Côte-d’Or, de Paris, d’Alger et de Nice alors qu’il n’était pas candidat, son élection fut invalidée du fait de sa nationalité italienne [11]), auraient pu favoriser leur rencontre. Mais Raspail, député du Rhône depuis 1869, se présente à Lyon et est cette fois battu. Il ne participe pas à l’assemblée de 1871. Et en mars de cette même année, Garibaldi a quitté définitivement la France pour la Sicile …
Et pourtant ! En janvier 1878, quelques jours après le décès de son père, Benjamin Raspail recevra, au milieu des très nombreux messages de condoléances venus de tous les coins de France, un petit carton avec cette inscription « Mille regrets ! ». Le carton est signé Charles Silvain, mandataire du Général Garibaldi ! [12]
Références :
[1] Louis-François Garnier, « La blessure de Giuseppe Garibaldi (1807-1882) et le stylet de Nélaton », Histoire des Sciences médicales, 2021, t. 3, p. 65-76.
[2] Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, Paris, Ed. Points, Collection littéraire « Signatures », 2023, p. 157.
[3] François-Vincent Raspail, Notes personnelles, Diarium, 1862-1867, fonds Raspail, Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, 2742-1.
[4] Émile Pauchet, « Une visite à Garibaldi », Courrier du Bas-Rhin, 22 octobre 1862, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t52802579/f1.
[5] François-Vincent Raspail, op. cit.
[6] Louis-François Garnier, art. cit., pp. 67-68.
[7] Émile Pauchet, art. cit.
[8] Louis-François Garnier, art. cit., pp. 69-70.
[9] Ibid., p. 71-72.
[10] François-Vincent Raspail, op. cit.
[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/Giuseppe_Garibaldi
[12] Fonds général de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (BHVP), Mort et funérailles de François-Vincent Raspail, les 7 et 13 janvier 1878, t. 4 : Cartes de condoléances de sénateurs, députés, conseillers, journalistes, particuliers, MS-2472.