.

Lettre d’Etienne Geoffroy-Saint-Hilaire à François-Vincent Raspail à entête de l’Académie des sciences, du 5 juillet 1833

.

« Les arriérés et les podagres de la science ne se trouveront plus bientôt que dans les rangs de ces membres empanachés et bariolés d’or et de broderies de nos Académies. » [1] À elle seule, cette phrase écrite vers 1863, résume les sentiments de Raspail envers l’Académie des sciences. Une rancœur tenace qui date de ses premières interactions avec les membres de l’Institut dans les années 1820. Que reproche-t-il exactement à « ce temple de la gloire » dont il comparait, jeune novice en 1826, « chaque membre de ce corps savant, à ces Bénédictins de Saint-Maur, qui ne dérogeaient point à la science, et qui accueillaient avec une paternelle sollicitude tous ceux qui s’avançaient à eux. » ? [2] Plagiat, publication de ses ddécouvertes par d’autres, mépris de sa personne et de sa condition, incompétence des commissions chargées d’examiner ses travaux et nullité de leurs jugements critiques, voilà le prix de la quarantaine d’intervention qu’il fait entre 1825 et 1829 pour présenter devant l’honorable assemblée les résultats de ses recherches [3]. Trente ans plus tard, la désillusion et l’amertume sont toujours vives. « Vous étudierez la nature (…), vous en révèlerez les secrets, après les plus laborieuses recherches ; le travail (…) vous ouvrira des champs inconnus. Mais l’esprit du mal qui veille contre vous, en adjugera la propriété à ses séïdes, triples sots capables de rien ; le sot en aura la gloire et vous l’insulte et la dénigration. Vos travaux seront méconnus et vilipendés jusqu’à ce qu’ils se frayent un chemin sous le nom d’un autre. (…) Silence sur votre nom ; applaudissements frénétiques au nom de ces imbéciles. » [4] Mais, par-dessus tout, Raspail méprise la société « qui transforme les fauteuils académiques en tout autant de berceaux de familles. » [5]. C’est bien un système qu’il dénonce à travers cette phrase, extraite de la préface de son ouvrage Nouveau système de chimie organique qu’il publie en 1833: celui des fils placés par les pères arrivés, aux places de prestiges dont la jeunesse méritante est privée: «  Elle [la jeunesse] vous demande la gloire des sciences et des lettres, et vous lui dites : (…) tel membre de l’Académie a quatre enfants qui, par droit de naissance, doit passer avant vous. » [6]. Elle n’a donc pas accès à la science, « dont le sanctuaire est fermé au pauvre plein de sève et d’indépendance, pour ne s’ouvrir qu’au privilège de la naissance et à celui de la protection, qui sont les plus sots des privilèges. » [7].

Ironiquement, Etienne Geoffroy-Saint-Hilaire, naturaliste au Museum d’Histoire Naturelle, président de l’Académie des Sciences en 1833, et l’un des soutiens du premier jour de Raspail, voit son fils élu académicien le 15 avril de cette même année, c’est-à-dire au moment même où le Nouveau système de chimie organique est publié ! Geoffroy-Saint-Hilaire, qui s’est procuré l’ouvrage et en a lu la préface, s’est-il senti visé par l’attaque de Raspail ou a-t-il simplement voulu le mettre en garde contre l’interprétation que certaines personnes mal intentionnées pourraient en faire ? Toujours est-il qu’il lui écrit à ce sujet le 7 juillet 1833 (soit deux jours après l’avoir informé qu’il comptait le présenter pour le prix Monthyon[1] !) : « La transformation des fauteuils académiques en autant de berceaux de famille[2] n’est point un trait lancé à l’occasion de la nomination de mon fils à la place de Latreille, si j’en crois la date du 30 mars de la dédicace : mais bien mieux, si j’en crois votre force de pensée et votre équité. Beaucoup de médiocrités, dès la mort de Latreille, s’étaient mises en avant : mon fils ne voulut que jetter (sic) son nom dans le concours et vraiment il n’est entré en lice que dans l’espoir de réussir après deux autres élections. » [6] Geoffroy-Saint-Hilaire donne ensuite force détails sur le déroulement de la campagne et dévoile les coulisses de l’élection. « Le combat s’engage entre un baron conchyliologiste et un comte coléoptériste. » Mais ces deux candidatures aristocratiques s’annihilent l’une l’autre, et le vent tourne à l’avantage du fils, Isidore : « deux personnes se déterminèrent proprio motu, Desfontaines et Poisson ; et dès ce jour, un peu d’espoir vint à nous : car Dulong qui adopta l’avis de Poisson forma bientôt une désertion puissante au parti d’Arago. Celui-ci voulait Valenciennes. (…) La résistance des convictions contraires [à Arago] furent acquises à mon fils. Les deux candidats vinrent à égalité, et la victoire resta à mon fils. Voilà tout l’enfantement : ce n’est point un fils indigne qui a réussi : ceci, je le pense, n’est point entré dans votre pensée :  mais beaucoup de personnes vous attribuerons l’intention de cette critique.» [8]

Le 9 juillet, Raspail répond à Geoffroy-Saint-Hilaire dans une lettre dans laquelle il réaffirme, avec une déférence peu habituelle, l’admiration qu’il lui porte, et, avec véhémence, sa détestation des intrigues d’académiciens qu’il vise ad personam. « Avant de m’adresser au président actuel, j’ai hâte de m’adresser au père. Mon livre a été publié quelques jours avant ma sortie de prison[3] qui a eu lieu le 22 avril ; il était imprimé, à l’exception de la table finale, le 20 mars 1833 ; j’ai appris la nomination de votre fils à Paris et en liberté. Au reste, monsieur, la phrase que vous me signalez, vous savez tout aussi bien que moi à qui elle s’adresse. Je respecte les affections de père ; je ne respecterai jamais les menées d’un intrigant ; or, monsieur, ce n’est pas en intrigant que vous avez gagné vos chevrons. En vérité, à qui le rouge ne monterait pas au visage, quand on pense qu’en naissant, les fils et gendre de mr B… doivent se trouver à toutes les places vacantes, non par droit de conquête mais par droit de naissance ; qu’un An…. enfin doit aller siéger dans la chaire de Daubenton à côté de Geoffroy-Saint-Hilaire ? (…) Cependant, si l’événement avait eu lieu avant la publication de ce livre, j’aurais modifié ma phrase de manière qu’elle serait arrivée à sa véritable adresse sans aucun quiproquo. » [9]. Qui sont ces messieurs B. et An., objets de la charge de Raspail ? Sans risque de se tromper, l’initiale B. désigne Alexandre Brongniart, chimiste au Museum et président de l’Académie des Sciences en 1826 : son fils, Adolphe Brongniart, botaniste, supplée Desfontaines au Museum d’Histoire Naturelle en qualité d’aide-naturaliste (1831-1832) et sera élu à l’Académie en janvier 1834, et son gendre, Jean-Baptiste Dumas, chimiste, est devenu académicien en août 1832. Au surplus, on sait que « pendant l’année 1827, Raspail eut aussi une forte discussion avec le botaniste Adolphe Brongniart et son père, Alexandre Brongniart. Cette dernière marqua la position critique contre les académiciens que Raspail allait développer au cours des années suivantes » [10]. Quant aux initiales An., nous conjecturons qu’elles sont celles d’Antoine-Laurent de Jussieu, nommé directeur du Museum en 1794 à la suite de Daubenton, qui a démissionné de ses fonctions en 1829 au profit de son fils Adrien, et à qui Raspail voue une parfaite détestation. Sans considération pour les mérites scientifiques des personnes incriminées, leurs nominations sont pour lui autant d’exemples d’un népotisme qui lui fait horreur, lui qui s’est « fait tout seul » et pour qui « rien n’est moins héréditaire que la science » [11]. Il oppose à ce système de caste sa solitude de savant autodidacte, qu’il revendique comme l’apanage du génie « Vous marcherez seuls ; nul parmi vos contemporains n’étant en état de vous suivre, et tous vociférant après vous, parce que vous marchez trop vite et que vous les distancez de trop loin» [12]. Dans l’apologie qu’il fait du savant solitaire, guidé par sa seule mission civilisatrice, contrastant avec les imbéciles arrivés qui peuplent, selon lui, les Académies, il y a quelque chose de naïf et de sublime à la fois, un absolu qui relève du religieux : le sacrifice de toute vanité sur l’autel de la Science : « Ensuite, périsse leur mémoire, cet assemblage de quatre à cinq lettres de l’alphabet, pourvu que parvenus au seuil de l’éternité, et en rejetant leurs regards en arrière, ils ne trouvent aucun reproche à s’adresser ! » [13] Hoc erat in votis – voilà ce que, pour lui-même, il désirait !

Notes

[1] Prix scientifique remis par l’Académie des sciences depuis 1821.

[2] Les passages soulignés le sont dans la lettre citée.

[3] Raspail purge une peine de 15 mois à la prison de Versailles pour outrages répétés au gouvernement de Louis-Philippe à travers la Société des Amis du Peuple dont il est le président (procès des quinze du 10 au 12 janvier 1832).

.

Références

[1] F.-V. Raspail, « Étude impartiale sur Jean Paul Marat », in Jérôme Martineau, François-Vincent Raspail ou le bon usage de la prison précédé de l’Etude impartiale sur Jean Paul Marat, Paris, 1968, p. 101.

[2] F.-V. Raspail , Nouveau système de physiologie végétale et de botanique, t. 1, Paris, J.-B. Baillière, 1837, p. ix, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k98505v/f9.item

[3] Léon Velluz, Raspail, un contestataire au XIXe siècle, Périgueux, Pierre Fanlac, 1974, p. 63.

[4] F.-V. Raspail, Étude impartiale sur Jean Paul Marat, op. cit., p. 109.

[5] F.-V. Raspail, Nouveau système de chimie organique fondé sur des méthodes nouvelles d’observation, Paris, J.-B. Baillière, 1833, p. 10, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k900553/f13.item

[6] F.-V. Raspail, Le Réformateur, 1er octobre 1834.

[7] Ibid.

[8] Bibliothèque du Museum d’Histoire Naturelle, Paris, Ms 2388/126-136, Correspondance scientifique de François-Vincent Raspail (1794-1878) avec Geoffroy Saint-Hilaire, 5 juillet 1833 – 26 mars 1837.

[9] Ibid.

[10] José Ramón Bertomeu Sánchez, « Raspail, Orfila et les cercles vicieux de l’expertise », in Jonathan Barbier et Ludovic Frobert (dir.), Une imagination républicaine, François Vincent Raspail (1794-1878), Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2017, p. 39-61.

[11] Léon Velluz, op. cit., p. 58.

[12] F.-V. Raspail, Étude impartiale sur Jean Paul Marat, op. cit., p. 109.

[13] Ibid., p. 110.