HENRY POULAILLE (1896-1980)

Issu du milieu ouvrier parisien, Henry Poulaille est devenu écrivain, homme d’édition, créateur de revues littéraires et le chef de file de la littérature prolétarienne dans l’entre-deux-guerres. C’est à la fin de sa vie, en 1973, qu’il s’installe à Cachan. Avant sa mort, il lègue ses archives, sa documentation et sa bibliothèque à la Ville. Fils d’un charpentier et d’une canneuse de chaise, orphelin à quatorze ans, cet autodidacte anarchiste travaille comme coursier dans une pharmacie avant d’être mobilisé comme soldat durant la Première Guerre mondiale. Blessé au front en 1917, puis infirmier, il est profondément marqué par la guerre. Poulaille continue ensuite de vivre d’expédients (homme de corvée, ouvrier dans une usine à Gentilly) et commence à publier des contes, nouvelles et articles dans La Vache enragée, L’Humanité et Le Peuple. Entré en 1923 aux éditions Grasset, qui connait alors sa période la plus faste, il dirige son service de presse dès l’année suivante jusqu’à sa retraite en 1956. Ses premiers romans paraissent à partir de 1925, le plus célèbre étant Le Pain quotidien (1931). Dans ses écrits, il explore la violence de guerre et ses répercussions dans le temps, ainsi que la vie dans les milieux ouvriers et le Paris populaire : le travail, les luttes et manifestations, les conditions de logement, le quotidien, les solidarités, les sociabilités, l’enfance, la recherche du bonheur. Sa puissance de travail et les liens intellectuels qu’il a tissés en font une figure majeure et anticonformiste de la vie culturelle du XXe siècle.

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L’ÉCRIVAIN DANS LA TEMPÊTE POLITIQUE (1918-1945)

C’est dans un contexte économique, social et politique explosif que Poulaille écrit ses premiers ouvrages et structure le mouvement de la littérature prolétarienne. L’entre-deux-guerres voit l’apogée du mouvement ouvrier, réuni dans de puissants syndicats et stimulé par la victoire de la révolution bolchévique en Russie (1917). Cette dernière mène à la création du Parti communiste français (SFIC), en 1920, en rupture avec le Parti socialiste (SFIO), plus réformateur. La crise économique de 1929 entraîne une hausse du chômage qui attise la montée de l’extrême droite, déjà victorieuse en Italie (1922), en Allemagne (1933), et bientôt en Espagne (1939). Dans cette France tourmentée, les socialistes et les communistes finissent par s’unir au sein d’un Front populaire qui remporte les élections législatives en 1936, avec Léon Blum, chef du Parti socialiste, comme premier ministre. Dans cette effervescence politique, les intellectuels prennent position majoritairement contre le fascisme, et beaucoup adhèrent au Parti communiste. En 1935 le Congrès international des écrivains pour la défense de la culture est fondé à Paris, réunissant plus de 320 participants : l’engagement intellectuel est vu comme rempart contre le fascisme et le nazisme. Bien qu’il refuse toute étiquette et embrigadement politique, Poulaille signe quantité d’appels et de pétitions en faveur de la paix, des écrivains persécutés, et contre la torture ou la peine de mort ; après-guerre, il soutient les peuples en voie de décolonisation.

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DE LA LITTÉRATURE PROLÉTARIENNE

Avec l’instruction publique et obligatoire (1881-1882), l’analphabétisme régresse et de plus en plus d’ouvriers et de paysans savent lire et écrire. La vigueur du mouvement ouvrier offre une caisse de résonnance à leur expression et suscite de l’intérêt ou de la peur – redoublée par l’influence soviétique. Dans l’entre-deux-guerres, un débat s’instaure sur les manières d’écrire sur le peuple et de le faire parler. Un premier groupe d’écrivains, issus de la bourgeoisie, entend décrire les « petites gens » sans endosser de rôle social particulier : c’est « l’école populiste », créée en 1929 par les conservateurs Léon Lemmonier et André Thérive. D’autres, qui se rallient à l’AEAR (Association des écrivains et artistes révolutionnaires), écrivent pour appliquer la doctrine du Parti communiste, peu importe leur classe : leurs textes sont destinés à servir la cause du prolétariat. Poulaille défend une troisième voie et fonde le mouvement de la « Littérature prolétarienne », qui doit être écrite « par le peuple et pour le peuple », c’est-à-dire par les ouvriers, les paysans et les autodidactes, ceux qui n’auraient pas été déformés par l’éducation ou la culture bourgeoises. Marquées par « un ton d’authenticité absolue qui fasse d’elles des documents qui ne sauraient être venus d’ailleurs » (Poulaille, Nouvel âge littéraire, 1930), les oeuvres prolétariennes sont censées témoigner des conditions de vie et de travail sans véhiculer de message politique. Pour autant, des hybridités et circulations entre ces groupes existent car les positions de certains auteurs ne sont pas tranchées et évoluent avec le contexte politique.

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DÉCRIRE LE TRAVAIL

Qu’ils exercent des métiers artisanaux ou industriels, Poulaille et les écrivains prolétariens de son temps ont en commun d’écrire l’intensification du labeur ouvrier. La période est charnière en terme de croissance et de rationalisation des méthodes de production par le fordisme. Dans leurs récits et poèmes, les usines apparaissent comme des lieux soit merveilleux, soit imposants et hostiles, avec leurs cheminées crachant des fumées grises. Le contact avec les machines engendre des sentiments mêlés d’effroi, d’étourdissement, de révolte, ou bien de fascination chez ceux qui ne les connaissent pas encore, telle Suzanne dans la nouvelle « S’étourdir » de Poulaille : « Pour elle, l’usine c’était le bruit, l’oubli de sa peine dans le bruit, l’oubli du morne chez soi et des vexations des commerçants. C’était comme une griserie qui s’offrait à elle… » (Âmes neuves, 1925). Les ouvriers expérimentent les conséquences profondes de la répétitivité des gestes et de l’intense cadence de la production : l’usure, la décrépitude des corps et de l’esprit des travailleurs, les blessures, la réduction au silence sous le vacarme de la mécanique et sous la surveillance patronale. Les femmes et les ouvriers immigrés sont les plus affectés car ils occupent les emplois les moins qualifiés. La littérature prolétarienne témoigne de la façon dont le travail a été vécu, pensé et mis en mots par celles et ceux qui en ont fait l’expérience.

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LE RÉSEAU POULAILLE

Conseiller littéraire aux éditions Grasset, Poulaille joue un rôle important dans l’histoire littéraire du XXe siècle. Il fait éditer de nombreux auteurs aujourd’hui bien connus (Barbusse, Cendrars, Dabit, Giono, Ramuz, Guillaumin, Martinet) mais aussi le mineur Constant Malva, le menuisier Alfred Bertin, le cheminot Marc Bernard, le capitaine de marine marchande Edouard Peisson, l’ouvrier des usines Ford Albert Soulillou, ou encore le pointeur de gare Tristan Rémy. Il met aussi en lumière et publie des femmes, dont Neel Doff, tour à tour ouvrière, servante, prostituée et modèle, la couturière Marguerite Audoux, ou encore l’employée des postes Henriette Valet. Dans les années 1940, Poulaille se lie d’amitié avec Michel Ragon qui prépare une histoire de la littérature prolétarienne et le considère comme un maître. Il fait éditer ses premiers textes chez Grasset et l’aide à fonder sa revue Les Cahiers du peuple (1946). Défendant l’idée d’une littérature et d’une culture prolétarienne internationale, il fait aussi traduire et publier en France de nombreux étrangers, dont le romancier norvégien Johan Bojer. Sa correspondance, sur plusieurs dizaines d’années réunit des écrivains et écrivaines aussi variés que Stefan Zweig, Heinrich Mann, Boris Souvarine, Louis Aragon, Jean Cocteau, Albert Camus, Roger Martin du Gard, Georges Duhamel, Charles Vildrac, la fille d’Emile Zola, les descendants de François-Vincent Raspail, ainsi que de nombreux ouvriers et paysans qui lui envoient des récits et poèmes à éditer dans ses revues.

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L’ATTRAIT DU CINÉMA

Durant l’entre-deux-guerres, le cinéma acquiert une place primordiale dans la société en devenant un support de diffusion culturelle dont l’audience s’élargit grâce à la vogue des salles de projection. Une profonde mutation technique s’opère avec le passage du muet au parlant, en 1927-1929. Il fascine beaucoup d’écrivains qui théorisent à son sujet, écrivent des scénarios de films ainsi que des oeuvres littéraires hybrides en empruntant ses codes (Cocteau, Soupault, Romains, Cendrars). Poulaille contribue à cette efflorescence : comme plusieurs autres auteurs, il élabore divers scénarios, publiés dans la presse ou demeurés inédits, ainsi qu’un « roman-film », Le Train-fou (1927). Il rédige un grand nombre de critiques, avec une prédilection pour les films sociaux des cinéastes russes et allemands (Eisenstein, Lang, Murnau) et pour Chaplin, figure principale du septième art à cette époque. Poulaille se préoccupe surtout des rapports entre société et cinéma. Selon lui, la valeur humaine de ce média doit prévaloir sur l’avant-gardisme, jugé élitiste, et sur le mercantilisme, affirmation du pouvoir de quelques vedettes et producteurs marchands. Le cinéma doit être social : « à tous » et « pour tous », au service de l’intérêt général, de l’enseignement, de l’information, de l’entente et de la compréhension universelle. C’est par sa puissance de création d’émotion et d’authenticité qu’il doit y parvenir.

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CHANSON POPULAIRE ET CHANTS POLITIQUES

Malgré son manque de formation musicale, Poulaille s’intéresse à une diversité de pratiques de chants ainsi qu’au pouvoir de l’écoute. Critique de disque dans la revue Monde, il publie avec son ami Charles Wolff, militant anarchiste, l’ouvrage Le Disque à l’école (Valois, 1932), qui concrétise leur vision commune de l’éducation par le disque, initiée avec Célestin Freinet. Dans les années 1940, sa passion de la musique populaire ne se dément pas, avec ses essais sur les chansons d’amour du XVIe siècle ou encore sur les chansons politiques de 1848. Beaucoup d’autres de ses travaux sont encore inédits : un essai sur les origines littéraires de la chanson ; une histoire de la chanson de tradition orale du Moyen Âge au XXe siècle ; des anthologies sur les chansons d’amour du XVIIe au XIXe siècle, de Montmartre et du Quartier latin. Ses archives réunissent de nombreux recueils qu’il fabriquait lui-même, contenant paroles et/ou partitions de chansons des rues, du café-concert, du music-hall, du cabaret, tout comme des répertoires plus sociaux et révolutionnaires. Il collecte et conserve aussi des chants de travail, de Noël, du folklore des régions de France et de l’étranger. Cette collecte, issue d’une traque quotidienne et de longue durée chez les bouquinistes des quais de Paris, est l’un des trésors du fonds Poulaille. Elle permet de saisir ce qui constitue pour lui la vie populaire, qu’il met aussi en scène en faisant chanter ses personnages dans ses fictions, qui gardent ainsi la trace de ces airs parfois oubliés.

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PASTEUR, NON ! RASPAIL, OUI !

François-Vincent Raspail a séduit Poulaille pour son esprit libre, son engagement social et politique en faveur des plus démunis, son rôle de « médecin des pauvres », ainsi que pour ses combats épiques contre toutes les académies. Après-guerre, il entretient une correspondance avec ses descendants. Après la publication de l’ouvrage de Douglas Hume (Béchamp ou Pasteur ?, 1948), il s’intéresse aux controverses portant sur les découvertes de Louis Pasteur de la fin du XIXe siècle, et pointe le rôle précurseur de Raspail dans la constitution de la bactériologie. Il reprend la thèse de son dernier fils, Xavier Raspail, auteur du livre Raspail et Pasteur (1916), selon laquelle Pasteur aurait plagié plusieurs autres scientifiques, et occulté les découvertes de son père. En fondant la chimie microscopique, ou cellulaire, dans les années 1830, Raspail avait mis en valeur le rôle infectieux de micro-organismes dans le corps, identifiés alors comme des parasites. En 1948, Poulaille se lance dans la rédaction d’un ouvrage intitulé « Pasteur ou Béchamp ? Non ! Raspail… », qui revisite la figure de Pasteur. Il fustige le rôle du « grand homme de la nation », sa capacité à recevoir les honneurs, à écarter ses concurrents en s’accaparant indument leurs découvertes, ainsi que son allégeance avec les pouvoirs politiques et industriels, contrairement à Raspail. Si ce manuscrit ne semble pas trancher sur le fond scientifique des controverses, il témoigne de l’intérêt de Poulaille pour les processus d’invisibilisation produits par les institutions, et pour la promotion d’une science populaire, appropriable et ouverte aux débats publics.

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LE MUSÉE DU SOIR ET L’ÉDUCATION POPULAIRE

En fondant le « Musée du Soir » en 1935, Poulaille promeut l’émancipation des ouvriers et des employés. Ce « musée » est en réalité un lieu de discussion, de recherche, d’exposition et de création voué à donner le goût de la vie collective. Poulaille l’imagine comme « une ruche vivante » dans laquelle les rencontres et les échanges bouillonnent, et il y interdit toute politique de clan afin d’éviter les divisions. Situé initialement près des Buttes Chaumont, le local déménage ensuite dans le quartier de Montparnasse. Il propose une bibliothèque d’oeuvres littéraires et de revues portant sur le syndicalisme, le socialisme révolutionnaire et l’anarchisme, ainsi que l’organisation d’exposés et de lectures, de débats, d’expositions sur l’art, la littérature, le travail, la Commune et l’imagerie populaire. Les ouvriers et employés y sont aussi incités à écrire des récits et à constituer des dossiers sur leur profession, leur vie ou leur milieu. Les 450 inscrits (dont 99 femmes) qui ont fréquenté le lieu se répartissent en 157 ouvriers, 145 employés, 33 techniciens, 32 écrivains et journalistes, 33 enseignants, 23 artistes, 23 étudiants et 4 soignants. Cette expérience d’émancipation sociale par la culture prend fin à la déclaration de la guerre, mais aussi à cause de la charge financière et du manque de membres actifs pour faire fonctionner le local. Elle s’inscrit dans la lignée des actions d’éducation populaire du mouvement ouvrier du XIXe siècle.

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POUR UN CENTRE DE DOCUMENTATION SUR L’HISTOIRE DE LA CULTURE POPULAIRE ET DE LA BANLIEUE

Quelques années avant sa mort, Poulaille a légué sa documentation, ses archives et sa bibliothèque à la Ville de Cachan (1975), afin de créer un « centre d’archives de la littérature d’expression populaire et sociale ». Après la création de l’Association des Amis d’Henry Poulaille (1988), une convention a été signée entre les parties pour la réalisation de ce centre. En 2006, dans l’aile nord de la maison Raspail, le « Centre de littérature prolétarienne » est ouvert. Il demeure peu visible, et même si l’Association est parvenue à publier onze numéros des Cahiers Henry Poulaille, elle a quelques difficultés à renouveler ses membres et à assurer la gestion du fonds. En septembre 2022, le Centre de Recherches Historiques (EHESS/CNRS) a repris en main la sauvegarde du fonds ; la Ville participe à cette dynamique depuis avril 2023. Grâce à cette collaboration, un inventaire du fonds, jusqu’alors jamais réalisé, et des actions culturelles de valorisation sont en cours (ateliers de lectures et d’écriture, concerts, visites, etc.). Parallèlement, le Collectif Maison Raspail, association d’habitants de Cachan, propose la création d’un tiers-lieu culturel et convivial dans la maison Raspail où, par un heureux hasard, les archives Poulaille sont entreposées. Articulé à un musée Raspail, que le legs Raspail (1899) et son patrimoine (meubles, objets et tableaux) permettent d’imaginer, le projet pourrait aboutir à un « Centre de documentation sur l’histoire de la culture populaire et de la banlieue ». Prenant une forme innovante, ce dernier serait structuré par la participation locale citoyenne et par une démarche d’éducation populaire dans l’esprit des deux hommes non conformistes et engagés que sont Raspail et Poulaille.