
Couverture de l’Almanach météorologique de F.-V. Raspail, ed. 187.
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De 1865 à 1877, François-Vincent Raspail publie chaque année un almanach intitulé Prévision du temps, almanach et calendrier météorologique à l’usage de l’homme des mers et de l’homme des champs. Fondé sur les relevés qu’il effectue quotidiennement à Cachan depuis la fin de l’année 1862, cet ouvrage prolonge l’application de la nouvelle méthode météorologique qu’il a élaborée, d’abord lors de son incarcération à la citadelle de Doullens, puis durant son exil en Belgique. Sur les treize années de publication, seule manque l’édition de 1871, année terrible marquée par la défaite de la France face à la Prusse et par l’établissement de la Commune de Paris, expérience révolutionnaire éphémère réprimée dans le sang.
À compter de 1870, l’almanach s’enrichit d’un nouveau chapitre intitulé Calendrier ou éphémérides des hommes et événements célèbres, véritable index des grandes figures et des faits marquants du siècle, rédigé par Raspail à l’intention des instituteurs pour l’édification de la jeunesse. Si les éditions de 1870, 1872 et 1873 obtiennent du ministère de l’Intérieur l’autorisation de paraître, celle de 1874, mise en vente le 20 octobre 1873, est saisie deux mois plus tard par le ministère public. Bien qu’elle ne présente que des modifications mineures par rapport aux précédentes, plusieurs articles de l’éphéméride sont, cette année-là, incriminés, accusés d’exciter la haine et le mépris entre citoyens, ainsi que de faire l’apologie de faits qualifiés de crimes ou de délits par la loi. Si le premier chef d’accusation est finalement écarté, le second aboutit à la mise en accusation de Raspail, de son fils Xavier, éditeur de l’almanach, ainsi que de l’imprimeur.
S’ensuit un procès retentissant, le 12 février 1874, devant la cour d’assises de la Seine, où Raspail est poursuivi pour avoir porté atteinte à l’armée et soutenu l’insurrection du 18 mars ainsi que la Commune [1].
Octogénaire, Raspail comparaît aux côtés de son fils, entouré de nombreux amis. Sa présence impressionne vivement les journalistes, y compris ceux écrivant pour des journaux peu enclins à la bienveillance envers les idées progressistes et révolutionnaires. Ainsi peut-on lire dans L’Ordre du 14 février 1874 : « M. Raspail père a toujours ses longs cheveux blancs et sa longue barbe blanche. Il porte des lunettes. Il arrive à l’audience d’un pas droit et ferme, tenant à la main son cache-nez et un coussin (…). Il paraît jouir d’une robuste santé. » [2] De même, Le Figaro du 14 février rapporte : « Raspail est toujours ce robuste octogénaire que nous avons vu à la Chambre dans les dernières années de l’Empire. (…) Il est vêtu d’une longue redingote en forme de soutane. Il porte des lunettes d’or, et cette calotte célèbre dont on a tant ri quand il siégeait à côté de Rochefort au Palais-Bourbon. Sa voix est encore parfaitement assurée. » [3] Et bien que « l’on remarque, à l’audience, qu’il est très dur d’oreille », cela ne diminue en rien l’impression qu’il suscite auprès de l’assemblée. Le journaliste du Paris-Journal écrit : « Nous avons été tout d’abord impressionné, nous devons l’avouer, par ce grand et beau vieillard octogénaire. Ce calme, cette placidité, cette autorité, s’harmoniant si bien avec son visage aux lignes régulières et fines, nous en imposaient et nous nous disposions à l’écouter avec un profond respect. » [4]
Raspail n’a rien laissé au hasard. Il a fait sténographier l’intégralité des débats et s’est entouré de ses compagnons de 1848 : « L’assistance se composait en grande partie de ces politiques à barbe grise, à la mine renfrognée et mécontente, qu’on a si justement surnommés vieilles barbes. » [5] Bien qu’il n’eût initialement pas prévu de prendre la parole, l’attaque véhémente de l’avocat général le pousse à intervenir pendant plus d’une heure (il commence son discours par un « Messieurs, vous venez d’entendre le procureur du roi » plein de défi !), retraçant son engagement inlassable pour la cause du peuple. Son intervention est suivie de la brillante plaidoirie de son avocat, Maître Forest, qui démonte un à un les arguments du parquet.
Pourtant, après quarante minutes de délibération, le jury, considérant que Raspail, déjà condamné pour des faits similaires, récidive à travers son écrit, le condamne à une amende de mille francs et à deux années d’emprisonnement (son fils Xavier étant condamné à cinq cents francs d’amende et six mois de prison).
Ce verdict, d’une sévérité extrême à l’encontre d’un homme âgé de plus de quatre-vingts ans, suscite l’indignation. De nombreuses lettres de soutien affluent de toutes les régions de France et même de l’étranger. Depuis Damiette, en Algérie, Mlle Antoinette Franiatte, « institutrice laïque et libre », lui adresse ces quelques vers vibrants :
« Juges qu’avez-vous fait ! (…)
De Raspail, on bénit, on révère le nom.
Votre verdict ne fait que grandir son renom.
Sur ses quatre-vingts ans, vous rappelant Vincennes,
Quoi ! Vous n’avez pas craint de mettre encore des chaînes.
Inconscients jurés, quoi ! Vous avez permis
Cet insigne attentat … et cela dans Paris !
Dans Paris le témoin de son œuvre féconde !
Le camphre de Raspail a fait le tour du monde.
Remèdes peu coûteux bons pour l’âme et le corps
Placent son Manuel parmi les vrais trésors. » [6]
De Port-sur-Saône, le 15 février 1874, une certaine Madame Davignon lui écrit avec émotion : « Monsieur Raspail, mon sauveur, vous êtes devenu une fois de plus la proie de la terreur blanche. (…) [Dans les] deux journaux que j’ai reçus ce matin, j’ai reconnu le grand Raspail dans sa défense. » Sa lettre est adressée à « M. Raspail, le grand savant, Cachan-Arcueil, deux lieues de Paris. » [7]
Le 13 février, à Paris, une Mme Pasquier s’émeut à son tour :« Je viens de voir votre condamnation, à votre âge, ah mon Dieu, j’en suis désolée, moi qui disais à ce Monsieur qui est venu : pourvu qu’on ne le mette pas en prison. » [8]
Et, depuis la prison de Sainte-Pélagie, en date du 14 février, les détenus pour délit de presse adressent aux « citoyens Raspail père et fils à Arcueil-Cachan » cette déclaration émue :
« Citoyens, les détenus de la presse ont été péniblement émus de la rigoureuse condamnation qui frappent deux ardents défenseurs de la démocratie, dont l’un, illustre vétéran des luttes républicaines, méritait par son âge et sa conduite constamment honorable et probe, d’être mis au-dessus des sentiments de parti, même de ceux d’une réaction impitoyable. » [9]
Les Raspail, père et fils, se pourvoient en cassation. Leur combat porte ses fruits : le 6 mars 1874, le jugement concernant François-Vincent est annulé. Un décret d’août 1869 avait en effet proclamé l’amnistie pleine et entière pour « toutes condamnations prononcées ou encourues pour crimes et délits politiques ou pour délits et contraventions en matière de presse » [10]. En condamnant Raspail à deux ans de prison au motif de la récidive, la Cour d’assises avait violé les principes mêmes du droit pénal.
Raspail est donc rejugé le 2 mai par la Cour d’assises de Versailles et condamné « pour apologie de faits qualifiés de crimes » cette fois à un an de prison, 1000 francs d’amende, et un mois de contrainte par corps. [11]
Il purgera cette peine au sein de l’établissement hydrothérapique de Bellevue, à Meudon, qui « renferme des chambres, des appartements et des pavillons isolés, où l’on peut vivre sans aucune communication avec les autres pensionnaires » [12]. Sa fille, Marie-Apolline, l’accompagne fidèlement tout au long de ce douloureux séjour.
Le 8 juillet 1875, Raspail note avec émotion dans son journal :
« À partir de ce matin, ma captivité expire, je suis rendu à la liberté. Dans la journée, nous sommes rendus à Cachan et à mes livres. Enfin me voilà rendu, avec mon ange de fille, à mes enfants et à notre modeste et délicieux Cachan, que mes enfants ont rajeuni de toutes les manières. Tout ce que je regarde me semble nouveau. La liberté me reprend dans ses bras. » [13]
Les hommages pleuvent à nouveau sur « le grand prisonnier ». Un ouvrier réalise en son honneur un haut-relief en bois représentant des chaînes entrelacées dans une couronne de feuilles de chêne [14]. Le même 8 juillet 1875, « au matin, avant d’aller au travail », un certain M. Lusine lui adresse ces mots :
« Citoyen, c’est dans le Réformateur qu’enfant j’ai appris à lire ; c’est, plus tard, dans votre manuel que j’ai encore appris, comme des milliers d’autres, à veiller sur la santé des miens pour en faire des hommes. À ce double titre, je vous dois une éternelle gratitude. »
Et de lui dédier ces vers :
« Maître ta voix proscrite est à jamais féconde,
Les humbles t’ont compris, le peuple te seconde :
Son cœur a pris sa part des fers de ta prison.
Va donc revoir les tiens ; revis sous tes charmilles ;
Calme, la République au sein de nos familles
A dit : Gloire à Raspail au nom de la raison ! » [15]

Carte de condoléances adressée aux fils Raspail à la mort de leur père par l’un de ses juges au procès d’assises à Versailles le 2 mai 1874.
Lorsque, deux ans et demi plus tard, Raspail s’éteindra, ses fils recevront, parmi d’innombrables témoignages de sympathie, la carte de condoléances d’un juge du tribunal de Versailles, Luzier-Lamothe, annotée de ces mots : « Un des trois juges qui jugèrent votre père vénéré à Versailles en 1874 » [16]. Celui-là même qui avait prononcé sa condamnation à un an de prison …
Notes et Références:
[1] Raspail n’a pourtant jamais pris le parti des Communards !
[2] L’ordre, 13 février 1874.
[3] Le Figaro, 14 février 1874.
[4] Paris-Journal, 14 février 1874.
[5] Le Figaro, 14 février 1874.
[6] Lettre d’Antoinette Franiatte, dans fonds Raspail, Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, ms. 2739.
[7] Lettre de Mme Davignon, dans fonds Raspail, Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, ms. 2739.
[8] Lettre de Mme Pasquier, dans fonds Raspail, Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, ms. 2739.
[9] Lettre des détenus de la presse à Sainte-Pélagie, dans fonds Raspail, Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, ms. 2739.
[10] Xavier Raspail, Procès de l'”Almanach Raspail”, 1874 : compte rendu in extenso avec avant-propos et annotations, 2ᵉ éd., Gallica, [en ligne] : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5455668j, p. 197.
[11] Idem, p. 214.
[12] Établissement hydrothérapique de Bellevue, brochure conservée dans fonds Raspail, Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, ms. 2739.
[13] François-Vincent Raspail, Notes personnelles, fonds Raspail, Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, ms. 2739.
[14] Haut-relief en bois conservé aux Archives départementales du Val-de-Marne (cote 69J 1531), présenté lors de l’exposition « Raspail et Poulaille, les voies de l’engagement populaire » à la Maison Raspail, automne 2024. [15] Lettre de M. Lusine, dans fonds Raspail, Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, ms. 2739.
[16] Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (BHVP), Mort et funérailles de François-Vincent Raspail, les 7 et 13 janvier 1878, t. 4 : Cartes de condoléances de sénateurs, députés, conseillers, journalistes, particuliers, ms. 2472.