Parmi les révolutions qui ont marqué le XIXème siècle, il en est une, dans le domaine des sciences, que l’on peut attribuer, au moins en partie, à François-Vincent Raspail: celle qui a vu le microscope devenir l’outil principal de l’investigation et de la découverte chez les botanistes, les biologistes et les médecins français. Si le microscope est alors connu depuis plus d’un siècle, et même « à la mode » chez les botanistes [1], son utilisation est découragée par d’éminents scientifiques de l’époque [2].

Microscope simple ayant appartenu à François-Vincent Raspail, signé Deleuil, années 1820.

En effet, le microscope de la première moitié du siècle est très imparfait. En plus d’être peu puissant, les lentilles qu’il utilise ne sont pas achromatiques, c’est-à-dire que les déviations des rayons lumineux qui les traversent dépendent de leur couleur. Une observation à la lumière solaire créé alors des phénomènes d’irisation très trompeurs. Mais au-delà des insuffisances techniques, ce sont les techniques de préparation des échantillons qui sont trop rudimentaires. La nature délicate des membranes des cellules, les propriétés de réfraction (la déviation des rayons lumineux à la traversées de milieux transparents) trop similaires du contenu et des parois des cellules, leur même apparence granulaire, tout compliquait considérablement l’interprétation qui pouvait être faite des observations au microscope, reléguant celui-ci à « un moyen de satisfaire la curiosité, l’amusement, presque un jouet » [3]. Dans son Cours de philosophie positive (1836), Auguste Comte s’en prend même au microscope pour condamner la théorie cellulaire qui se développe: « L’abus des recherches microscopiques et le crédit exagéré qu’on accorde trop souvent encore à un moyen d’exploration aussi équivoque contribuent à donner une certaine spéciosité à cette fantastique théorie ».[4]

Raspail comprend dès le début des années 1820 que la qualité technique de l’instrument compte finalement moins que la façon de l’utiliser et la rigueur scientifique dont doit faire preuve l’observateur. Dans son ouvrage Nouveau système de chimie organique paru en 1833, il fustige avec son mordant habituel le peu de rigueur de certains de ses confrères: « [Les] micrographes modernes, (…) incapables de constater par eux-mêmes le mérite des observations, (…) ne trouvaient pas de meilleure garantie à donner de l’exactitude des faits que la richesse des microscopes dont ils s’étaient servis. « Nous avons observé cela avec le beau microscope d’Adams, avec l’excellent microscope de Selligue, avec l’incomparable microscope d’Amici » inscrivaient-ils en tête de leurs mémoires; et tout le monde de se récrier sur l’incontestable découverte obtenue à l’aide d’aussi puissants instruments » [5]. Mais, allant plus loin, Raspail argumente que mêmes les observateurs talentueux, honnêtes et rigoureux n’ont pas su tirer profit de cet instrument : «  Lorsqu’on reporte sa pensée sur la série des travaux qui ont été faits à l’aide du microscope, on ne tarde pas à se convaincre que ce n’est pas faute de connaissances dans les sciences mathématiques, physiques et chimiques, que l’emploi de cet instrument a fourni des résultats dépourvus de précision (…) Mais une idée fatale qui s’empara des esprits, dès l’époque de l’invention du microscope, n’a cessé de présider aux observations, en dépit de la rectitude de jugement de l’observateur; elle a paralysé les efforts des plus habiles, et a inondé la science de systèmes ridicules, ou de faits erronés. Dès le moment en effet que l’assemblage de deux ou trois lentilles eut permis à l’homme de contempler des molécules inabordables à l’œil nu, son penchant au merveilleux le porta à s’écrier: Un monde nouveau nous est révélé; et ce monde lui sembla se régir d’après des lois nouvelles; tout y parut intéressant, mais tout y parut inexplicable; et l’importance du microscope se borna à tenir lieu de fantasmagorie dans les cours publics, et dans le cabinet, d’un simple délassement de travaux assidus » [6].

Pour Raspail, l’observation au microscope est un art, celui de « transporter le laboratoire sur le porte-objet » [7]. Dans un passage remarquable de son ouvrage, il énonce ainsi le principe fondamental à la base de son Nouveau Système: « La portée de nos yeux n’influe pas sur la nature des corps; ce que je vois à une loupe d’un faible grossissement me parait évidemment identique avec [sic] ce que je vois à l’oeil nu; raccourcissons le foyer de la loupe, et par conséquent augmentons le grossissement; je verrai beaucoup plus, mais verrai-je différemment ? (…) Si le microscope, au lieu de révéler un monde nouveau, ne fait que rendre abordables à l’œil des particules trop ténues, s’il ne nous sert qu’à démêler des mélanges trop divisés, s’il nous permet de pénétrer plus avant dans les organes, rendons cet instrument fécond en découvertes, en soumettant les phénomènes dont il nous rend témoins à toutes les réactions, à toutes les contre-épreuves, dont nous faisons usage dans nos recherches en grand; enfin cherchons dans son emploi non du merveilleux ou des hypothèses ingénieuses, mais des résultats positifs. Ce fut là la première idée qui vint frapper mon esprit, dès les premiers pas que je fis dans la carrière de l’observation. En voyant le micrographe se contenter de dessiner et de découper des organes, le chimiste de les altérer, les mélanger ou de les détruire, afin de se ménager le plaisir de les retrouver ou de les recomposer de toutes pièces, il me sembla voir deux hommes marchant à leur insu, côte à côte, dans deux chemins qui ne se rejoignent jamais; et je résolus de ne plus les suivre, mais de les réunir; de ne plus être tantôt chimiste, tantôt botaniste, tantôt physiologiste, et tantôt physicien, mais d’être tout cela à la fois et dans toutes les circonstances. Il me fallut donc abandonner les procédés connus, et m’en créer de nouveaux; me tracer enfin des règles nouvelles; car j’avais à travailler sur un laboratoire tout nouveau » [8]. Raspail décrit ensuite de manière très détaillée les procédés d’observation qu’il a mis au point. On est frappé par la grande rigueur et l’habileté expérimentale que sous-tendent ses observations, ainsi que par l’ingéniosité des nouveaux procédés. Il décrit avec pertinence comment la réfraction des rayons lumineux à travers des éléments de densité différente doit permettre de les distinguer par un jeux d’ombres et de lumière induit par des déviations différentes des rayons. Il utilise des réactifs connus pour mettre en évidence certaines substances dans les échantillons qu’il observe (par exemple l’amidon dans les graines de blé), et en découvre de nouveaux [9].

Cet ensemble remarquable de techniques d’observations mises en pratique sur des tissus animaux ou végétaux le mettront sur la voie d’une théorie cellulaire unifiée. On peut par exemple admirer l’habileté – l’art – de Raspail au microscope lorsque l’on compare la représentation du Sarcopte de la Gale humaine qu’en a faite d’après ses observations  son fils Benjamin (« F.-Benj. Raspail filius pinxit ») [10] à l’image obtenue avec un microscope moderne.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/c0/Sarcoptes_scabei_2.jpg; à droite: une observation de Raspail dessinée par son fils Benjamin dans Histoire naturelle de la santé, 3e ed., planche VI (1860)

Image d’un sarcopte de la Gale humaine obtenue avec un microscope moderne

Pour ses observations, Raspail utilise un microscope particulièrement simple: une boite en bois sur laquelle un pied vertical en cuivre d’une dizaine de cm peut être fixé. Au haut du pied, un bras horizontal (le porte-lentille)  se termine par un anneau sur lequel est posée la lentille optique constituant l’objectif. A mi-hauteur se trouve le porte-objet, un disque en laiton de 50 mm de diamètre pouvant accueillir un disque en verre sur lequel repose l’échantillon à étudier. Enfin, à la base du pied, un miroir permet de concentrer la lumière sur l’échantillon. Depuis John Cuff, opticien anglais qui améliore vers 1740 ce dispositif, le porte-lentille sur lequel repose l’objectif peut se mouvoir par rapport au porte-objet, non seulement verticalement pour la mise au point, mais aussi horizontalement. Cela permet d’observer un échantillon de grande dimension sans avoir besoin de translater le porte-objet sous l’objectif. Les mouvements du porte-objet avaient en effet tendance à perturber l’échantillon, notamment lors de l’étude de minuscules organismes plongés dans l’eau (la possibilité de suivre les mouvements de ces organismes dans l’eau qu’offrait le microscope de Cuff lui valu le nom de « microscope aquatique »). Raspail améliore ce dispositif en assurant le déplacement longitudinal du porte-lentille par une vis commandée par un bouton moleté, ce qui augmente la précision [11]. L’autre apport de Raspail concerne le porte-objet. Celui-ci « étant métamorphosé en laboratoire, il est évident qu’il doit être à l’abri de l’action des réactifs, des acides surtout que l’on aura à employer. Aussi ai-je conseillé de recouvrir la plaque métallique (…) avec une glace de même grandeur, bordée d’une gouttière qui empêche les liquides de couler sur la monture ou le miroir » [12]. Deux apports somme toute modestes mais qui vaudront à ce dispositif d’être connu sous le nom de « microscope Raspail ». Il existe à l’époque des microscopes plus sophistiqués, les microscopes composés, permettant d’obtenir de meilleurs grossissements, mais Raspail leurs préfèrera toujours son « microscope du pauvre ». D’abord, pour sa supériorité optique: « Les rayons lumineux, n’ayant que deux surfaces à traverser, n’y éprouvent que deux fois des aberrations de sphéricité (…); aussi a-ton lieu d’observer que l’image de l’objet se présente avec plus de netteté et plus de clarté qu’à tout autre microscope. Mais, dira-t-on, avec un microscope composé, nous obtenons des grossissements de 1000 à 2000 diamètres; voyez quelle supériorité ! (…) [Mais] les rayons lumineux ont tant de surfaces à traverser dans les microscopes composés, et par conséquent tant de déperditions à subir, que l’image n’arrive à l’oeil qu’avec une certaine confusion qui fatigue l’oeil, et ne laisse rien découvrir de plus qu’à la simple loupe. Or, la clarté est une immense compensation du grossissement; que m’importe, en effet, que vous me montriez des géants que je ne puis distinguer que dans l’ombre ? » [13] Mais sa préférence pour le microscope simple est aussi politique: il est l’instrument du pauvre, accessible à toutes les bourses, pouvant même être au besoin construit soi-même à peu de frais, «  et même improvis[é] à la minute en cas de besoin » [14]. 

«  On trouve cet instrument chez Deleuil, opticien, rue Dauphine, n°24. C’est le seul artiste de la capitale qui ait bien voulu partager l’intérêt que je porte à cette classe de jeunes studieux, que la nature a plus favorisés que la fortune, et se convaincre que dans le magasin d’un opticien, comme dans tous les autres, les petits gains peuvent faire de grandes sommes. Il a consenti à vendre, au prix de 30 fr, un instrument qu’on ne céderait pas ailleurs à moins de 80 fr. Aussi ne peut-il pas suffire aux demandes des amateurs » [15].  Il est la seule arme avec laquelle le savant pauvre lutte contre les observations de ceux qui ont les moyens: «  Nous nous présentâmes alors, nous, avec des observations faites au moyen d’un appareil grossier, d’une simple lentille de 2 fr., suspendue à une potence de cuivre, fixée dans un cube de bois; et nous avions la prétention d’attaquer les riches observations de nos riches savants. Il y eut lutte acharnée: ce qui devait être quand la pauvreté isolée et sans protecteurs venait frapper aux portes du sanctuaire de la science que la fortune avait envahi [16] ». Il est l’instrument avec lequel il posera les bases de la théorie cellulaire et de l’histochimie. Il est l’oeil de Raspail !

Extrait du catalogue de Lereboug et Secretan, Paris, 1853

[1] Dora B. Weiner, Raspail, Scientist and Reformer, Columbia University Press, New York and London (1968), p. 83

[2] Ibid.

[3] André Stanguennec, Le scalpel contre le microscope, Auguste Comte et la théorie cellulaire, History and Philosophy of the Life Sciences, Vol. 6, No. 2 (1984), p. 176

[4] Auguste Comte, Cours de philosophie positive (1836)

[5] F.-V. Raspail, Nouveau système de chimie organique, Paris, Chez J. B. Baillère(1833), p. 43

[6] Ibid., p. 55

[7] Ibid.

[8] Ibid., pp. 56-57

[9] Dora B. Weiner, op. Cité, p. 101

[10] F.-V. Raspail, Histoire naturelle de la santé et de la maladie, 3e ed., Paris (1860)

[11] Le microscope simple type Raspail, https://www.lecompendium.com

[12] F.-V. Raspail, Nouveau système de chimie organique, op. cité, p. 47

[13] Ibid., p. 44

[14] Ibid., p. 42

[15] Ibid., p. 40

[16] Ibid., pp. 43-44