Bouteille d’eau sédative Raspail vers 1860

« Ce qu’il est fort utile de posséder à portée de la main, c’est une bouteille de bonne eau sédative, si précieuse pour la migraine et qui soulage si promptement, employée en compresse sur le front. Cette eau peut être faite à la maison où elle revient à un prix dérisoire de bon marché. Voici une très bonne formule d’eau sédative très forte : Ammoniac liquide à 22° C. 3 onces ; Alcool camphré, 1-3 d’once ; Sel de cuisine, 1 once ; Eau ordinaire, 1 pinte. » Cette formule de l’eau sédative, donnée ici dans la rubrique Recettes et Conseils de l’hebdomadaire du Jura suisse « Le pays illustré », dans son supplément du 24 avril 1904 [1], rien n’est plus facile que de se la procurer en ce début de XXe siècle. Elle est, entre autres, publiée, avec quelques variantes, depuis près de 60 ans dans le Manuel annuaire de la santé de François-Vincent Raspail, dont la parution annuelle perdure jusque dans les années 1930. Il en va différemment au tout début des années 1840, époque à laquelle la formule naît dans le cerveau de son génial inventeur : elle n’est connue que de ceux qui fréquentent Raspail. Le pharmacien Henri Arrault, qui officie au pied de la butte Montmartre derrière l’église Notre-Dame de Lorette, fait partie de ceux-là. Futur grand ami de George Sand, et fabricant de sacs de pharmacie pour les ambulances militaires, il sera à l’origine de la première convention de Genève pour l’Amélioration de la Condition des blessés des armées combattantes (1864) [2]. Mais en cette année 1840, c’est un autre sujet qui le préoccupe : il a perdu la formule (magique ?) de l’eau sédative !

Extrait d’une lettre d’Henri Arrault à François-Vincent Raspail, vers 1840 (archives du MNHN)

Le Museum National d’Histoire Naturelle conserve dans son fonds d’archives la lettre qu’il adresse à Raspail : « Mon cher Monsieur, votre eau sédative contre la migraine a fait merveille sur un de mes amis sujet à cette grave indisposition et auquel j’avais donné copie de votre formule. Cet ami me prie avec insistance de lui donner nouvelle copie de votre formule qu’il a égarée : me trouvant dans la même position et ne pouvant moi-même mettre la main sur l’original que je tiens de votre extrême obligeance, je viens vous prier, mon cher Monsieur, de bien vouloir me la transcrire de nouveau. » Et d’ajouter en post-scriptum : « Je possède le mode d’administration, je n’aurais besoin seulement que de la formule » [3]. On ne sait pas si Raspail accéda à sa demande. Mais trois ans plus tard, dans la première édition en 1843 de son grand ouvrage « Histoire naturelle de la santé et de la maladie » [4], il en publie pour la première fois la formule.

En bon promoteur de son invention, Raspail relate dans ce même ouvrage sa genèse, qui, comme toute découverte importante, tient du prodigieux. Il en construit la légende en plantant d’abord le décor, celui d’un savant pauvre que le délabrement de sa masure rend malade : « En 1840, j’habitais une bicoque bâtie en terre, moellons et voliges ; (…) ma chambre était couverte en zinc, et le plafond en plâtre avait été crevassé par les pluies ; la nuit, la température se refroidissait vite et presque subitement. Une nuit, je me sentis pris plus que d’habitude, et dès cette époque, je gardai le lit (…). La céphalée devint de plus en plus intense, résistant à la puissance des applications d’alcool camphré sur la tête, aux prises de camphre, qui m’avaient débarrassé jusque-là de ces sortes d’indispositions. » [5] La situation empire de jour en jour, la douleur devient si forte qu’elle lui arrache « des cris aigus ». Malgré son piètre état, héroïque, il trouve les ressources pour examiner le cas d’une jeune femme condamnée à mort en première instance à Colmar pour avoir empoisonné son père et ses frères, et renvoyée aux assises après cassation. Devant fournir un rapport disant « si cette fille pouvait être considérée chimiquement innocente ou coupable », il l’estime innocente, fait rédiger son rapport par son fils, l’interrompt « bien des fois par [ses] redoublements de cris et de douleurs », envoie le rapport et la jeune fille est acquittée. « A peine avais-je fini ce travail que je retombais dans une situation pire ; on me veilla toute une nuit, me croyant à l’agonie. » Puis vient l’instant démiurgique : « Un moment de répit m’ayant laissé toute ma liberté d’esprit, combinant alors tout ce que j’avais ressenti avec les idées que me suggérait ma théorie, je me posai ce dilemme : puisque l’alcool camphré ne me calme plus, il faut ou que le mal provienne d’une congestion sanguine, ou que l’imperméabilité des parois s’oppose à ce que le remède atteigne la cause animée qui me ronge les méninges ou les sinus cérébraux. Si au lieu de l’alcool, je donnais l’ammoniaque pour véhicule au camphre, peut-être parviendrai-je à porter plus vite le remède sur le siège de l’une ou l’autre cause de mon mal. Je savais, d’un autre côté, que le sel marin, cet autre véhicule de l’albumine, pénètre assez vite à travers le crâne, et calme souvent à lui seul la migraine et la céphalalgie. Je composai aussitôt le mélange que depuis j’ai appelé eau sédative, et m’en appliquai de larges compresses sur toute l’étendue du crâne. Il s’était passé à peine quelques minutes, que je sentais un soulagement (…). Quelques jours après, j’eus la force de me lever. » [6].

L’eau sédative, produit phare – avec les cigarettes au camphre – de la pharmacopée Raspalienne, connut une popularité immédiate et durable, en France comme à l’étranger (la pharmacie Legoll la prépare par exemple à la fin du siècle sur la 7ème avenue à New-York [7]). Les témoignages de ses bienfaits abondent dans la littérature romanesque ou scientifique de l’époque. Pasteur lui-même, dans une lettre adressée à son père en 1856, vante ses mérites : « L’autre jour j’ai fait de l’eau sédative pour la première fois. Baptiste souffrait beaucoup de la tête. J’ai eu recours au petit ouvrage de Raspail que tu m’as donné et lui ai appliqué une compresse de cette eau. En moins de quelques minutes, il a été guéri et a demandé à se lever. Ce remède me paraît excellent, au moins dans certains cas » [8]. Dans son journal de voyage « Six mille lieues à toutes vapeur » paru dans la Revue des Deux Mondes en 1862, Maurice Sand, le fils de George, alors à Alger, raconte : « J’ai voulu voir la petite Ayscha, que j’avais laissée avant-hier avec un fort mal de gorge et la fièvre, couchée par terre, enveloppée de couvertures, lançant des regards farouches, refusant de répondre et de rien prendre, un véritable animal malade. J’avais envoyé chercher de l’eau sédative et lui avais enveloppé le cou d’un linge imbibé de la panacée Raspail, la menaçant de la battre si elle résistait. Aussitôt la menace faite, la révolte s’était changée en une obéissance canine. La panacée a fait merveille, l’enfant est guérie et me regarde avec un respect craintif. La vieille Kadidjah s’écrie : « Toi médecin ! toi pas dire ! toi grand médecin (thaheb kebir) » [9]. Vingt ans après sa découverte, Raspail lui-même vante les mérites de son remède miracle. En 1857, dans un numéro de la Revue Complémentaire des Sciences Appliquées qu’il édite pendant son exil en Belgique, il relate comment sans son eau sédative, sa petite chienne serait morte d’empoisonnement après avoir respiré de la noix vomique (ou son concentré salin, la strychnine): «  Le 2 juillet, vers neuf heures du soir, elle sort dans la cour, flaire la terre en un certain endroit, pousse aussitôt un cri de mort, tombe sur le flanc en se tordant dans des convulsions tétaniques, et reste sans connaissance. Tout cela fut l’affaire de quelques secondes. On l’arrose à flots d’eau sédative sur les reins, le ventre, le crâne, dès l’instant qu’on la voit immobile ; mais l’eau sédative opérait ainsi bien lentement. On lui en jette dans la gueule ; et dès ce moment elle revient à elle, tourne les yeux de notre côté, détend ses membres, se redresse sur ses pattes et rôde autour de nous comme cherchant à comprendre ce qui venait de se passer en elle. (…) Je ne crains pas de l’assurer, l’animal était mort définitivement sans l’eau sédative qui lui a été versée dans la gueule. » [10] Une aventure similaire se reproduit trois ans plus tard, cette fois avec son « gros chien de garde, de la race de Compiègne » qui, au même endroit que la petite chienne 3 ans plus tôt, renifle la terre et « presque aussitôt, nous le voyons retomber sur le dos dans un opistothonos [une contraction tétanique] effrayant. (…) S’il tâchait, dans un suprême effort, de se remettre sur ses pattes, il n’arrivait qu’à ramper sur son ventre. Ses jambes [sic] étaient complètement incapables de le servir ; elles s’écartaient du train à droite et à gauche, comme par une espèce de luxation ; l’animal luttait contre la mort avec une force qu’il tenait encore de sa nature ; il se débattait avec rage ; il nous regardait comme en implorant pitié. » [11] De peur d’être mordus par l’animal enragé, les Raspail n’osent pas l’approcher. Fort heureusement, quelqu’un sonne, le chien, mû par l’habitude, parvient à ramper jusqu’à la porte où il « resta sur place, ayant épuisé toutes ses forces par un dernier élan, qui ne lui permit plus de bouger ; nous en profitâmes pour l’arroser, par la fenêtre, à grands flots d’eau sédative, qu’il léchait sur ses pattes et qu’il recueillait quelque fois dans sa gueule. Or, à la suite de ce traitement à distance, et en une demi-heure de temps, il était sur pied. » Fort de ces constatations, Raspail conseille « de ne pas hésiter à verser à flots l’eau sédative dans la bouche des personnes qui tombent soit dans des accès de rage, soit foudroyés par la strychnine, l’acide prussique ou le venin des crapauds, etc., voire même dans la bouche des épileptiques, sans que cela dispense de les lotionner à l’eau sédative à grands flots sur le crâne, sur la région du cœur et sur le trajet de l’épine dorsale. » [12] Et d’ajouter : « [Car] il est permis de conclure par analogie que, chez l’homme, l’antidote des empoisonnements convulsifs, c’est l’eau sédative à l’extérieur et à l’intérieur. » [13] Qu’on se le dise !

[1] Le pays illustré, n° 18, 24 avril 1904, p. 136.

[2] Francis Trépardoux, Le pharmacien Henri Arrault (1799 -1887), conseiller de Paris, promoteur des ambulances volantes, ami de Sand et rival de Dunant, in Histoire des sciences médicales, tome XXXIX, n° 2, 2005, p. 169.

[3] Bibliothèque du Museum d’Histoire Naturelle, Paris, Ms 2388/4-6, Correspondance scientifique de François-Vincent Raspail (1794-1878) avec Henri Arrault (1799-1887).

[4] F.-V. Raspail, Histoire naturelle de la santé et de la maladie, Paris, 1843 (1ère édition).

[5] Ibid., p. 577.

[6] Ibid., p. 580.

[7] Prix courant de la pharmacie Legoll, New-York, 1897, p.57,in National Institutes of Health, U.S. Department of Health & Human Services, https://digirepo.nlm.nih.gov/ext/dw/101129832/PDF/101129832.pdf.

[8] L. Pasteur, lettre du 29 janvier 1856 à son père, Bibliothèque Nationale de France, Fonds Pasteur, citée in S. Raspail, L. Dubief, M Carbonnier, Catalogue de l’exposition François-Vincent Raspail : 1794 – 1878, Bibliothèque Nationale de France, Paris, 1978

[9] M. Sand, Six mille lieues à toutes vapeur, in Revue des Deux Mondes, 2e période, t. 37, 1862, p. 477.

[10] F.-V. Raspail, Empoisonnement tétanique guéri instantanément par la déglutition de l’eau sédative, in Revue complémentaire des Sciences Appliquées à la Médecine et à la Pharmacie, à l’agriculture, aux arts et à l’industrie, Bruxelles, 1857-1858, t. IV, p. 10.

[11] F.-V. Raspail, De l’efficacité souveraine de l’eau sédative contre les convulsions tétaniques produites par certains empoisonnements, in Revue complémentaire des Sciences Appliquées à la Médecine et à la Pharmacie, à l’agriculture, aux arts et à l’industrie, Bruxelles, 1859-1860, t. VI, p. 328.

[12] F.-V. Raspail, art. cit., in Revue complémentaire… op. cit,  t. IV, p. 10. [13] F.-V. Raspail, art. cit., in Revue complémentaire… op. cit., t. VI, p. 329.