Dans les caveaux du Ministère des Finances : répartition des joyaux destinés à la vente (L’illustration, 1886)

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« Les diamants nationaux sont trop bien gardés aujourd’hui pour qu’un vol soit à craindre » (Thomas Grimm , Le petit journal, 24 juillet 1881).

C’est à la suite de l’aliénation partielle des joyaux de la Couronne, promulguée par la loi du 10 décembre 1886, et de la vente aux enchères qui s’ensuivit à partir du 12 mai 1887, que les pierres précieuses exceptées de la vente en raison de leur valeur historique ou artistique exceptionnelle, furent transférées dans la galerie d’Apollon du musée du Louvre. Cette salle, ouvrant sur la Seine, attenante au grand salon carré, offre-t-elle des garanties suffisantes pour assurer la conservation de ces trésors ?

La question préoccupe alors vivement l’administration des musées, d’autant que certaines pierres, issues elles aussi des joyaux de la Couronne et destinées à l’École des Mines et au Muséum d’Histoire naturelle, ont déjà été dérobées. « Afin que les diamants destinés au Louvre soient en parfaite sécurité, l’administration a imaginé un appareil qui mettra ces précieux objets à l’abri des tentatives des malfaiteurs » [1].

Voici ce que propose l’administration : « Une caisse en verre très clair et très épais sera fixée par les coins aux extrémités d’un trou quadrangulaire ; sur la cloison du bas, qui sera mobile, reposeront les diamants de la couronne. Un treuil descendra cette cloison au fond du trou, dans une sorte de coffre-fort doublement blindé d’acier et recouvert de maçonnerie. Le treuil remplira son double office d’ouvreur et de fermeur de porte le matin, à l’heure de l’ouverture des galeries, et le soir, lorsque quatre heures sonneront » [2]. On entend ainsi substituer au gardien, « ouvreur et fermeur de portes » humain, un dispositif mécanique destiné à garantir la parfaite sécurité des diamants. Le coût du mécanisme — vingt mille francs, à prélever sur le produit de la vente — paraît considérable, mais la sûreté de tels joyaux a-t-elle un prix ? Près de cent quarante ans plus tard, la question demeure d’une actualité brûlante !

Les pierres précieuses connues sous le nom de « diamants de la Couronne » ne se composent pas seulement de diamants, mais également de saphirs, rubis, émeraudes et perles, patiemment réunis au fil des siècles par la monarchie française. En 1530, François Ier institue le Trésor des joyaux de la Couronne à partir des « diamants » de son épouse Claude de France, hérités de sa mère, Anne de Bretagne. Par lettres patentes, il en fait don à ses successeurs, c’est-à-dire à l’État, et ordonne « qu’à chaque mutacion d’iceulx joyaux leur appréciation, poix, paincture, plomb, soient vériffiez en leur présence afin qu’ils baillent leurs lettres patentes obligatoires de les garder à la couronne » [3]. Cette collection, réputée inaliénable, s’enrichit continuellement. Le Régent, Philippe d’Orléans, acquiert en 1717 un diamant blanc découvert en Inde, considéré aujourd’hui comme l’un des plus purs et des plus beaux au monde. Le cardinal Mazarin lègue à sa mort dix-huit diamants à Louis XIV, parmi lesquels le Sancy et le Grand Mazarin.

Nombre de ces pierres ornent le cou et les épaules des souveraines, de la Renaissance au Second Empire : Anne d’Autriche en porte en parure — les fameux ferrets qui enflammeront l’imagination de l’auteur des Trois Mousquetaires —, tandis que l’impératrice Joséphine arbore un diadème de diamants lors du sacre de Napoléon Ier, diadème si lourd qu’il lui meurtrit la tête [4]. L’empereur offre à sa belle-fille, la reine Hortense, une parure de diamants et de saphirs montée dans le style Louis XVI, que Marie-Amélie de Bourbon-Siciles, épouse de Louis-Philippe, rachète par la suite. Cette parure a disparu lors du cambriolage du Louvre, le 19 octobre 2025.

Que devait donc penser la République de ce trésor emblématique des régimes monarchiques français ? « Les diamants de la Couronne sont décrétés d’accusation. On les tient enfermés dans les caves du ministère des finances, pour expier le périlleux honneur d’avoir éclairé le front des reines » [5]. Ces « hochets » de la monarchie, perçus comme des symboles d’un ordre aboli, apparaissent désormais inutiles à la République, qui envisage à plusieurs reprises leur vente, tant pour des raisons idéologiques que financières. En 1791, la Convention en dresse l’inventaire, mais un audacieux cambriolage, en 1792, — des malfaiteurs escaladant un réverbère pour pénétrer dans l’hôtel du Garde-Meuble, place de la Révolution (actuelle place de la Concorde) — empêche les révolutionnaires d’en organiser la vente. Reconstitué en partie sous l’Empire, le trésor est de nouveau proposé à l’aliénation sous la Seconde République, mais le projet est abandonné après le coup d’État du prince Louis-Napoléon. Il faut attendre la Troisième République pour que l’aliénation soit enfin votée et les diamants vendus, en 1887.

La famille Raspail joua un rôle de premier plan dans cette entreprise. Sous la Seconde République, François-Vincent Raspail fut le premier à proposer l’aliénation [6]. Son fils Benjamin reprit, en 1878, cette idée formulée dans une proposition de loi par le député de Saizy dès 1871. Jules Ferry, alors président du Conseil et ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, s’en inspira à son tour et suggéra d’affecter le produit de la vente à la création d’une caisse des Musées, « qui aura pour but de fournir à tout instant les ressources nécessaires pour l’achat d’objets d’art destinés à enrichir nos collections nationales » [7]. Le 14 juillet 1881, date hautement symbolique pour celui qui fit adopter le 14 juillet comme fête nationale en 1880, Benjamin Raspail dépose un projet de loi prévoyant, d’une part, l’aliénation des diamants de la Couronne (article 1), et, d’autre part, la création d’une caisse des invalides du travail alimentée par le produit de la vente (article 2). Parmi les signataires figurent notamment Martin Nadeau et Georges Clemenceau.

Les députés se divisent. Certains voient dans cette vente une trahison de l’histoire nationale, espérant qu’un jour « la France pourra se débarrasser de la République » [8], « cette loterie véreuse dans laquelle la bourgeoisie révolutionnaire s’est attribué tous les numéros gagnants » [9]. D’autres redoutent l’impact économique sur le commerce de la bijouterie, ou encore l’éventualité que l’Allemagne n’acquière ces joyaux : « Croit-on que le chancelier de fer [Otto von Bismarck] hésiterait une minute si, pour une si faible somme, il pouvait infliger à notre pays l’injure, qui flatterait singulièrement l’orgueil allemand, d’exposer à Berlin aux yeux de tous, avec leur ancienne étiquette, les diamans [sic] de la couronne de France ? » [10].

Mais c’est l’article 2 du projet Raspail, relatif à la caisse des invalides du travail, qui suscite les débats les plus houleux. Lors de la séance du 20 juin 1882, Benjamin Raspail et Jules Ferry s’affrontent vivement. Le vote qui suit est sans appel : 342 voix pour le projet Raspail, 85 pour celui du gouvernement. « Le gouvernement m’avait volé ma proposition du 7 juin 1878 en la paraphrasant pour ses musées nationaux. Je l’ai battu et rossé. Son projet a été discuté et repoussé par 342 voix » écrit Benjamin en marge d’une copie du projet de loi [11].

Le texte, transmis au Sénat, y rencontre une opposition discrète mais tenace. Le principe de l’aliénation fut adopté, mais la destination du produit de la vente demeura indécise. Après de multiples reports et suspensions, malgré les relances incessantes de Benjamin Raspail, il fallut attendre octobre 1886 pour que le projet revienne à la Chambre des députés et soit enfin accepté, ouvrant la voie à la vente effective des bijoux.

Invitation au nom de Benjamin Raspail à l’exposition des Diamants de la Couronne au Louvre en 1884


En 1889, Benjamin et son frère Camille reprennent le projet de création d’une Caisse des invalides du Travail alimentée par le produit de cette vente.

Ils dénoncent la situation dramatique des ouvriers : « Nous n’avons actuellement aucun établissement, aucune institution pour venir en aide aux ouvriers et ouvrières mutilés au cours de leur travail ou qui auront perdu, sans retour, leur santé en travaillant dans des usines insalubres, dont les patrons se gardent presque toujours de prévenir leurs ouvriers quant aux dangers qu’ils courent et des précautions qu’ils auraient à prendre. Tel est le sort de ceux qui font l’étamage des glaces au mercure ; la céruse ; en respirant les vapeurs homicides. Il y aussi les ouvriers qui fabriquent les allumettes chimiques au phosphore, substance occasionnant de terribles nécroses chez ceux qui la manipulent ou en respirent aussi les vapeurs. […] La plupart de ces travailleurs étaient robustes à l’âge de 18 à 20 ans. Après avoir passé 10 ou 12 ans dans l’une de ces industries, vous ne trouvez plus que des constitutions délabrées, ruinées, ne pouvant plus continuer à travailler » [12].

Les Raspail proposent d’allouer huit millions à la caisse. À ceux qui jugent la somme insuffisante, ils répondent que « bien d’autres œuvres, devenues grandes, ont commencé avec des ressources bien moindres » [13]. Et d’évoquer, à mots couverts, la mémoire paternelle : « Le 24 février 1848, une heure après la prise des Tuileries, on lisait sur les murs extérieurs ces mots : “Hôtel des invalides du Travail” écrits à la hâte par la main du peuple victorieux » [14]. Le projet est adopté par l’Assemblée nationale le 15 juillet 1889, par 293 voix contre 151.

Mais le Sénat, une fois encore, fait obstacle. Après trois années d’atermoiements, il déclare le projet caduc. En 1895, sur proposition de Raymond Poincaré, ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes, la Chambre vote un crédit de deux millions, prélevé sur le produit de la vente des bijoux de la Couronne, au bénéfice des musées nationaux. Un article du journal La Justice, daté du 25 mars 1895, s’en émeut :

« A deux reprises différentes, la Chambre a affirmé sa volonté de créer une œuvre essentiellement démocratique et humanitaire, pour les ouvriers mutilés au cours de leur travail. Pourquoi la Chambre de 1895 n’a-t-elle pas tenu compte de la volonté de ses devancières ? Nous ne le savons. Mais ce que nous savons, c’est qu’un ministre républicain aurait mieux fait de demander les millions dont il avait légitimement besoin pour les musées nationaux au budget des cultes que de les prendre sur une caisse destinée à soulager de vieux travailleurs infirmes ou estropiés » [15].

Il faudra attendre avril 1898 pour que soit votée une loi relative aux « Responsabilités des Accidents dont les Ouvriers sont victimes dans leur Travail » portée depuis 1880 par « l’ouvrier-député » Martin Nadaud, ami des Raspail.

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Notes et Références:

[1] L’Évènement, 1887, coupure conservée dans Dossiers concernant la proposition de loi ayant pour objet l’aliénation des joyaux de la Couronne, proposée par Benjamin Raspail, Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP), 4-MS-2478.

[2] Le Rappel, 11 septembre 1887.

[3] Germain Bapst, « Les Joyaux de la Couronne ». Revue des Deux Mondes, 3e période, vol. 73, février 1886, pp. 861-878.

[4] Le Figaro, février 1882.

[5] Ibid.

[6] « Joyaux de la Couronne. Entretien avec M. Benjamin Raspail, promoteur de leur aliénation », Le Matin, 25 janvier 1886.

[7] La Justice, 6 décembre 1880.

[8] Paul-Henri, comte de Lanjuinais, « Intervention à la Chambre des députés, séance du 4 février 1886. » Débats parlementaires, Chambre des députés, 3ᵉ série, vol. 124, séance du 4 février 1886, p. 51.

[9] L’Intransigeant, 22 juin 1882.

[10] Germain Bapst, art. cit.

[11] Papiers de Benjamin Raspail, dans Dossiers concernant la proposition de loi ayant pour objet l’aliénation des joyaux de la Couronne, proposée par Benjamin Raspail, BHVP, 4-MS-2477-2478.

[12] Chambre des députés, rapport n° 3881 par Benjamin Raspail, session du 2 juillet 1889 dans Dossiers concernant la proposition de loi ayant pour objet l’aliénation des joyaux de la Couronne, proposée par Benjamin Raspail, BHVP, 4-MS-2477-2478.

[13] Ibid.

[14] Ibid.

[15] La Justice, 25 mars 1895.