Le 21 février 1860, Émile et Camille Raspail, fils de François-Vincent Raspail, sont condamnés par le tribunal de première instance de la Seine à une amende de 100 francs pour exercice illégal de la pharmacie. Tessier, pharmacien à qui les deux frères ont confié la gestion de la Pharmacie complémentaire de la méthode Raspail, 14 rue du Temple à Paris, est, lui, condamné à un mois d’emprisonnement et 50 francs pour délit de blessure par imprudence, ayant, « sans ordonnance de médecin, vendu et livré à Varenne du sulfate de zinc, au lieu de livrer du sulfate de magnésie que celui-ci lui avait demandé pour l’usage interne » [1]. Enfin les frères Raspail et leur pharmacien sont solidairement condamnés à verser au sieur Varenne la somme de 300 francs à titre de dommages-intérêts.

Interjetant appel de ce jugement, Emile et Camille rédigent un mémoire dans lequel ils reviennent, non sans ironie et mordant – et peut-être parfois une pointe de paranoïa !, sur les faits qui leur sont reprochés et la façon dont les débats du procès ont été conduits. La défense qu’ils prennent du pharmacien Tessier dans l’affaire Varenne est particulièrement savoureuse. Mais quels sont les faits ?

« Le 9 décembre 1859, à onze heures du matin, un individu qui, plus tard, s’est fait connaître sous le nom de Varenne (…), se présente à la pharmacie pour demander cinquante grammes d’un médicament. Il s’adresse à M. Tessier lui-même, le pharmacien-gérant. Selon [lui], il aurait demandé cinquante grammes de sulfate de magnésie. M. Tessier certifie qu’il a demandé cinquante grammes de sulfate de zinc. Varenne prétend avoir pris, en arrivant chez lui, douze grammes seulement de la substance renfermée dans ce paquet et en avoir éprouvé des accidents tels que sa vie aurait été en danger et qu’il lui en serait resté des conséquences qui le font souffrir à tous les changements de temps. » [2] Varenne aurait donc demandé 50 grammes de sulfate de magnésie. Or Tessier affirme lui avoir demandé s’il s’agissait bien de sulfate de zinc qu’il désirait, et s’il en connaissait l’usage. Varenne aurait acquiescé et répondu : « au reste, je connais le Manuel annuaire de la santé de M. Raspail ! ». « Or ceux qui connaissent le Manuel savent combien l’usage de ce sel est fréquent pour l’usage externe, et avec quel soin l’auteur avertit le lecteur de ne jamais en faire usage à l’intérieur et de ne pas même boire de l’eau qui coule des gouttières en zinc » [3]. De plus, après avoir servi Varenne, M. Tessier s’adresse à haute voix à la « dame du comptoir » et lui demande de recevoir 50 centimes pour sulfate de zinc. A moins d’être sourd ou d’une distraction coupable, Varenne aurait dû entendre et s’il n’a pas rectifié, dans le cas où il y aurait bien eu erreur, il est seul responsable des conséquences de la méprise.


Après une remise en cause point par point des allégations de Varenne, les frères Raspail font l’examen de deux témoignages soutenant les dires du plaignant : l’un du pharmacien Traverse, officiant rue des Lombards et « ami du patron de Varenne » ; l’autre du docteur Faivre, « se disant médecin des théâtres impériaux » [4]. Le rapport du premier, « en fait d’assertions mirifiques, est laissé bien en arrière par celui du docteur Faivre »[5]. Ce dernier assure avoir trouvé Varenne alité le 10 décembre, lendemain de l’événement ? « C’est que sa visite aura été bien matinale »[6] car il est prouvé que Varenne est hors de chez lui ce jour-là en quête de preuves pour sa dénonciation et qu’il s’est rendu pour consultation chez ce même docteur.

Le docteur Faivre déclare avoir trouvé chez le malade deux ou trois cuillérées au fond d’un verre d’une solution concentrée ? « Il s’ensuivrait de là, pour tout chimiste, que les 12 grammes de sulfate de zinc seraient restés dans le fond du vase et que Varenne aurait avalé simplement de l’eau »[7]. Car il faudrait en fait bien plus que 12 grammes de sulfate de zinc (la dose que Varenne dit avoir ingérée) pour approcher une telle concentration résiduelle ! Le docteur a goûté le dépôt et reconnu le sulfate de zinc « à l’impression de causticité qu’il en a éprouvée sur la langue »[8]. Les frères Raspail rappellent qu’un sel n’est pas caustique, tout au plus styptique (c’est-à-dire astringent) et que « tout chimiste sourirait en entendant soutenir qu’on reconnaît le sulfate de zinc à la seule impression qu’en éprouve la langue »[9]. Le docteur Faivre certifie que Varenne « a éprouvé vomissements, coliques, diarrhées violentes, crampes des membres, etc., etc. »[10] Comment, dans cet état, Varenne a-t-il pu sortir de chez lui et se rendre, entre autres, chez Faivre ? Enfin, selon ce dernier, « il est étonnant que Varenne ait pu survivre à l’ingestion de 12 grammes de sulfate de zinc »[11]. Du pain béni pour les frères Raspail : « Ceci ne prouve pas que le docteur Faivre ait lu attentivement les livres qu’il a consultés avant de faire son rapport. Car il aurait vu que l’on n’a jamais cité un seul cas bien avéré d’empoisonnement par le sulfate de zinc »[12]. Cette dernière substance est un émétique alors plutôt prescrit à haute qu’à faible dose, afin que le vomissement soit « prompt et complet, ce qui préservait des effets drastiques et consécutifs du remède. Il s’ensuit de là que Varenne n’aurait pas gardé une minute ses 12 grammes et qu’il eût été moins secoué encore que s’il en avait pris 2 grammes »[13]. Implacables, les frères fustigent « [la] légèreté en fait d’assertions scientifiques de la part du médecin des théâtres impériaux »[14], soulignent l’inconséquence de ses allégations, et démontrent sa méconnaissance de la toxicologie.

Les frères Raspail se plaignent ne n’avoir pu, en première instance, avancer ces arguments, et bien d’autres, le Tribunal s’y étant refusé au prétexte que c’était M. Tessier qui était accusé, et non eux, de blessures graves sur Varenne. « Un tribunal ne saurait s’entourer de trop de lumières avant de prendre une décision qui intéresse la liberté, la fortune et l’honneur de gens qui y tiennent plus qu’un homme de peine peut tenir à 300 francs de dommages et intérêts pour avoir simulé un empoisonnement d’un quart d’heure »[15].

Si les Raspail ont bien été finalement condamnés pour exercice illégal de la pharmacie, la pharmacie complémentaire de la méthode Raspail devenant alors droguerie [16], l’histoire ne dit pas s’ils ont obtenu gain de cause en demandant qu’on leur donne « actes des réserves qu’ils prennent à l’égard de Varenne et consorts au sujets des dommages-intérêts qu’ils auront à réclamer, et [qu’on condamne] la partie civile aux dépens »[17]. Ce qui pour eux n’aurait été que justice !

Références

[1] Raspail Émile-Jules, Raspail Camille-François, Mémoire à consulter à l’appui de l’appel interjeté par Tessier, Émile-Jules Raspail et Camille-François Raspail, Paris, Simon Rançon, 1860.

[2] Ibid., p. 5.

[3] Ibid., p. 6.

[4, 5, 6, 7, 8, 9] Ibid., p. 13.

[10, 11, 12, 13, 14] Ibid., p. 14.

[15] Ibid., p. 15.

[16] Sueur Nicolas, « Les spécialités à base de camphre de Raspail », in Jonathan Barbier et Ludovic Frobert (dir.), Une imagination républicaine, François Vincent Raspail (1794-1878), Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2017, p. 81-101. https://books.openedition.org/pufc/20747 [17] Raspail Émile-Jules, Raspail Camille-François, 1860, Mémoire à consulter…, op. cit., p. 27