Statue de Gustave Flaubert à Trouville-sur-Mer,
photo de Léopold Bernstamm

En janvier 1846, Gustave Flaubert, âgé de 25 ans, perdait son père des suites d’une infection. La mort d’Achille Cléophas Flaubert, médecin et chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen suscite l’émotion dans la ville et parmi ses patients, dont beaucoup sont ouvriers. Car s’il est un brillant représentant de la médecine orthodoxe et bardé de diplômes, le père de Flaubert se soucie néanmoins du bien-être de ses patients et ne compte pas ses heures auprès des malades les plus démunis, proposant (comme Raspail à la même époque) des créneaux de consultation gratuite. Gustave, très affecté par la disparition de son père, se rend à Paris pour régler quelques affaires liées à ce décès, et apprend lors de son séjour que sa sœur Caroline, qui vient d’accoucher d’une petite fille, a contracté une fièvre puerpérale et est au plus mal. Il quitte alors précipitamment son ami Maxime Du Camp, avec lequel il passe ses journées, pour regagner Rouen. Deux jours après, vers 11h du soir, Maxime reçoit la visite d’un vieil oncle de Gustave, porteur d’une lettre de Madame Flaubert le chargeant « de faire partir Raspail immédiatement pour Rouen, parce que Caroline allait mourir et que lui seul peut-être saurait la sauver » [1].

Maxime Du Camp n’en revient pas : « Je n’en pouvais pas croire mes yeux. Raspail dans la maison du père Flaubert, dans le temple même de la médecine scientifique ! C’était mettre le diable dans un bénitier » [2]. On peut en effet s’interroger sur le choix de Mme Flaubert de faire appel à un homme dont la pratique était aux antipodes de celle de son défunt mari et de la doxa médicale de l’époque. Son choix dit son désespoir, sans doute, et témoigne aussi de la renommée acquise par Raspail et sa Méthode. Quoi qu’il en soit, Maxime et l’oncle se mettent aussitôt en quête du savant républicain, sans aucune idée de l’endroit où il habite ! Un pharmacien « qui n’avait pas encore fermé sa boutique » leur indique la rue des Francs-Bourgeois. Après s’être rendu par erreur rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel (l’actuelle rue Monsieur le Prince) où on leur déclare que Raspail est inconnu, ils se font conduire rue des Francs-Bourgeois au Marais, où on leur apprend « que Raspail ne possède dans la maison qu’un dispensaire où il donne des consultations et qu’il habite à Montrouge, mais qu’il n’ouvre jamais sa porte après huit heures du soir ». Arrivés à Montrouge, désert à cette heure de la nuit, les deux compères, renseignés par un boucher « qui parait sa viande pour la vente du matin », finissent par dénicher la demeure du savant, un pavillon situé au milieu d’un jardin clôt de murs. [3]

Escalade du mur de clôture dans la nuit noire, saut dans le vide, pantalon déchiré… La suite, racontée avec humour par Du Camp, est savoureuse :

« Marchant à travers les arbres, je parvins à un petit pavillon à deux étages, précédé d’un perron de trois marches aboutissant à une porte vitrée. Je carillonnais sans modération. Au bout de quelques minutes, derrière les fenêtres du premier étage, je vis apparaître une lumière (…). Une croisée s’ouvrit par où une femme me demanda ce que je voulais. Après ma réponse, la fenêtre du perron s’éclaira et j’entendis que l’on tirait des verrous. Mon chapeau d’une main, ma lettre de l’autre, j’escaladai les trois degrés d’un bond, et je fus reçu par un fusil à deux coups que Raspail m’appuyait sur la poitrine en criant : « Halte-là ! » Je ne pus m’empêcher de rire et je lui dis : « Lisez d’abord ! » Il me tint en joue pendant que la femme, — bonne, gouvernante ou cuisinière, — lui lisait la lettre de Mme Flaubert. Lorsqu’il l’eut entendue, il désarma son fusil, me prit dans ses bras et me dit : « Ah ! mon brave garçon, que vous êtes imprudent ! Vous l’avez échappé belle ; je vous avais pris pour un exempt ! » Il me promit d’être à la gare de l’Ouest au départ du premier train du matin. Il y était. Deux jours après, j’allai le voir à son dispensaire. « Cette malheureuse jeune femme est perdue, me dit-il ; les médecins lui ont perforé l’estomac avec leur sulfate de quinine. J’ai connu son père, le docteur Flaubert ; c’était un homme d’un grand mérite, mais trop sceptique ; il n’a jamais voulu croire que Louis-Philippe cherche à me faire empoisonner. » Je ne répliquai rien, car les deux opinions me semblaient discutables ; mais je me hâte de dire que j’étais chargé de lui remettre 2000 francs pour son déplacement et qu’il me fut impossible de les lui faire accepter. » [4]

Dora Weiner mentionne dans son ouvrage Raspail, scientist and reformer que l’anecdote fut relatée lors d’un des fameux dîner Magny (qui réunissait deux fois par mois, à partir de 1862, écrivains, journalistes et artistes au restaurant éponyme) par Sainte-Beuve qui s’amusa, en présence de Flaubert, de la peur maladive de la persécution chez Raspail [5].

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Lettre de Gustave Flaubert à Georges Sand
du 3 février 1873 mentionnant la « médecine Raspail »

Trente-cinq ans après cet épisode, on retrouve Raspail chez Flaubert, littérairement cette fois. Un chapitre du roman inachevé Bouvard et Pécuchet est consacré à sa fameuse méthode médicale : « Bouvard avait, très souvent, besoin de faire arranger ses outils chez le forgeron. Un jour qu’il s’y rendait, il fut accosté par un homme portant sur le dos un sac de toile, et qui lui proposa des almanachs, des livres pieux, des médailles bénites, enfin le Manuel de la Santé, par François Raspail. Cette brochure lui plut tellement qu’il écrivit à Barberou de lui envoyer le grand ouvrage. Barberou l’expédia, et indiquait dans sa lettre, une pharmacie pour les médicaments. La clarté de la doctrine les séduisit » [6]. Bouvard, en passant du Manuel au « grand ouvrage » de Raspail, c’est-à-dire à l’Histoire naturelle de la santé et de la maladie, reproduit le cheminement de Flaubert lui-même, pour qui ce livre deviendra la source principale de son œuvre pour ce qui concerne l’expérience de médecins de Bouvard et Pécuchet. Pas moins de cinq pages de notes de lecture des dossiers documentaires, qu’il réunit pour préparer son roman, sont consacrées à l’Histoire naturelle de la santé. « Je lis maintenant de la chimie (à laquelle je ne comprends goutte) – et de la médecine – Raspail » écrit Flaubert à Georges Sand dans une lettre datée du 3 février 1873 [7]. L’ouvrage, avec ses naïvetés et ses descriptions pittoresques, est un matériau propice à la « verve ironique » du romancier [8]. Mais la fascination de Flaubert pour Raspail dépasse la Méthode elle-même, et s’étend à la dimension politique qu’elle sous-tend. Ainsi, bien que « libéral enragé » comme il se définit lui-même, et alors que tout l’oppose aux idées de démocratie sociale prônées par Raspail, on peut déceler l’influence du savant républicain dans le chapitre sur la Révolution de 1848, ou encore dans celui consacré à l’éducation, dans lequel Bouvard et Pécuchet expérimentent sur les enfants Victor et Victorine une pédagogie héritée de la pensée rousseauiste. Un peu comme si la pensée de Raspail, même tournée en dérision, infiltrait le récit de Flaubert, chapitre après chapitre, telle ces helminthes dans le corps humain dont Raspail faisait la cause de la plupart des maladies. [9]

Références

[1] Maxime Du Camp, « Souvenirs littéraires », Revue des deux mondes, t. 47, 1881, p. 485.

[2] Idem.

[3] Idem.

[4] Ibid., p. 486.

[5] Dora B. Weiner, Raspail, Scientist and Reformer, New York and London, Columbia University Press, 1968, p. 161.

[6] Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Paris, Ed. Alphonse Lemerre, 1881, p. 86.

[7] https://flaubert.univ-rouen.fr/correspondance/correspondance/3-f%C3%A9vrier-1873-de-gustave-flaubert-%C3%A0-george-sand/?person_id=131&year=1873

[8] Norioki Sugaya, « Entre le premier et le second volume de Bouvard et Pécuchet: Flaubert et Raspail », Revue Flaubert, n° 13, 2013 [revue en ligne] https://flaubert.univ-rouen.fr/labo-flaubert/revue-flaubert/revue-flaubert-n13-2013/bouvard-et-pecuchet-second-volume-circulations/entre-le-premier-et-le-second-volume-de-bouvard-et-pecuchet-flaubert-et-raspail/

[9] Cette métaphore est empruntée à Norioki Sugaya, art. cité.