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«  Point de vue du Gras »,
héliographie de Nicéphore Niepce (1826) considérée comme la plus ancienne photographie connue (The Harry Ransom Center’s Gernsheim collection, The University of Texas, Austin)

Fixer l’image de la nature, capturée au fond d’une boîte percée d’un petit orifice, dans toutes ses couleurs et ses proportions, afin de la préserver et de la reproduire, est un rêve séculaire, partagé par les alchimistes et les artistes depuis la découverte de la camera obscura et, plus tard, celle de la lentille optique. Ce n’est toutefois qu’au XIXe siècle que ce rêve sera rendu possible, grâce à la découverte de substances photosensibles, de supports adaptés – qu’il s’agisse de métal, de verre ou de papier –, ainsi que de procédés de fixation garantissant la pérennité des images obtenues, même sous l’effet de la lumière ambiante.

Si l’on attribue généralement l’invention de la photographie à Louis Daguerre en 1839 – son célèbre daguerréotype –, l’histoire de cette découverte et la question de sa paternité s’avèrent, en réalité, bien plus complexes et nuancées.

Tout commence aux alentours de 1816, à Chalon-sur-Saône, où Nicéphore Niepce, propriétaire et inventeur, s’adonne à la lithographie, un procédé récemment mis au point par l’Allemand Senefelder, et consacre son temps libre à des expériences visant à reproduire des gravures sur papier par l’action de la lumière [1]. Ses premiers essais, menés à l’aide de chambres obscures de sa fabrication, lui permettent d’obtenir des images négatives, mais il échoue à les fixer : celles-ci s’assombrissent inexorablement sous l’effet de l’exposition à la lumière. Il lui faudra près d’une décennie d’expérimentations pour concevoir une méthode innovante reposant non plus sur le papier, mais sur une plaque d’étain recouverte de bitume de Judée, un matériau photosensible qui durcit et s’éclaircit sous l’action des rayons solaires. En éliminant, à l’aide d’un solvant (l’essence de lavande), le bitume non exposé, il parvient à préserver l’image ainsi formée. C’est ainsi qu’émergent, dès 1824-1825, les premières héliographies – ces images littéralement « écrites par le Soleil » [2].

En 1826, Niepce réalise une vue depuis le premier étage de sa maison du Gras, à Saint-Loup-de-Varennes, près de Chalon. Lors d’un séjour en Angleterre l’année suivante, alors qu’il rend visite à son frère malade, il rencontre Francis Bauer, journaliste à la Gazette de Londres. À ce dernier, il confie « avoir fait l’importante et intéressante découverte de fixer d’une manière permanente l’image de tout objet par l’action spontanée de la lumière » [3] et lui laisse quelques spécimens de son procédé, parmi lesquels le Point de vue du Gras, considéré aujourd’hui comme la plus ancienne photographie connue.

Si Niepce est bien le premier à mettre au point un procédé de fixation d’images, sa technique souffre de certaines limitations, notamment en termes de qualité et de temps de pose. L’examen du Point de vue du Gras révèle, par exemple, que deux façades opposées y apparaissent simultanément éclairées par le soleil, suggérant une exposition prolongée. Niepce n’a pas consigné avec précision les durées de pose de ses héliographies ; si l’on a un temps avancé l’hypothèse de poses de deux à trois jours, des tentatives de reconstitution tendent plutôt à établir cette durée autour de douze à quatorze heures. De tels délais rendent impraticable la capture de scènes animées et limitent considérablement les perspectives d’application de la technique.

Niepce n’est pas seul, à cette époque, à s’intéresser à la fixation de l’image. Louis Daguerre, peintre et décorateur reconnu, inventeur du Diorama – un dispositif offrant des scènes en trompe-l’œil sublimées par des jeux de lumière –, poursuit une ambition similaire. Il semble que ce soit par l’intermédiaire des ingénieurs-opticiens Charles et Vincent Chevalier, alors en contact avec Niepce, que Daguerre prend connaissance des recherches de ce dernier [4]. Intrigué, il lui adresse une première lettre en janvier 1826, sollicitant des précisions sur son invention. Niepce, d’abord réticent, finit par se laisser convaincre de l’intérêt d’une collaboration avec l’artiste.



Signature du traité passé entre Niepce (assis) et Daguerre (debout) le 14 décembre 1829 par Yan d’Argent

Un traité est signé le 14 décembre 1829, établissant un partenariat fondé sur le partage de leurs découvertes et la mise en commun de leurs efforts pour perfectionner le procédé. Toutefois, Niepce meurt prématurément en 1833, victime d’un accident vasculaire cérébral. Son fils, Isidore Niepce, reprend alors l’engagement pris par son père et poursuit l’association avec Daguerre. Mais ce dernier, poursuivant ses propres recherches, découvre notamment le principe de l’image latente, qui permet de réduire considérablement le temps de pose. Peu à peu, il s’arroge le mérite de l’invention. En 1837, il contraint Isidore à signer un nouveau traité, dans lequel il se proclame seul inventeur du procédé : « Louis-Jacques-Mandé Daguerre, peintre, membre de la Légion d’honneur, [lui] a fait connaître un procédé dont il est l’inventeur ; ce procédé a pour but de fixer l’image produite dans la chambre obscure, non pas avec les couleurs, mais avec une parfaite dégradation de teintes du blanc au noir. Ce nouveau moyen a l’avantage de reproduire les objets avec soixante ou quatre-vingts fois plus de promptitude que celui inventé par M. Joseph-Nicéphore Niepce (…) perfectionné par M. Daguerre. (…) M. Daguerre consent à abandonner à la Société formée en vertu du traité provisoire ci-dessus relaté, le nouveau procédé dont il est l’inventeur et qu’il a perfectionné, à la condition que ce nouveau procédé portera le nom seul de Daguerre » [5]. Mais ce nouveau procédé, que Daguerre n’a pas révélé à Isidore, est en tout point semblable à celui élaboré par Niepce père ; seuls les réactifs employés diffèrent, ce qui, bien que représentant une amélioration significative, ne constitue en rien une invention.

Après une tentative infructueuse pour vendre l’invention par souscription, Daguerre et Isidore Niepce décident de la céder au gouvernement. En 1839, Daguerre prend contact avec François Arago, alors secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, et lui dévoile son procédé. Enthousiasmé par les résultats obtenus et conscient du potentiel scientifique de cette découverte, notamment pour l’astronomie, Arago présente les daguerréotypes à l’Académie en janvier 1839. Grâce à son appui, les inventeurs rencontrent le ministre de l’Intérieur et un traité provisoire de cession est signé en contrepartie d’une rente à vie. Un projet de loi est voté en juillet 1839, officialisant l’adoption du procédé par le gouvernement. Arago en dévoile alors les secrets devant l’Académie des sciences, consacrant ainsi la photographie comme une invention majeure de son temps : « La France l’a adoptée ; dès le premier moment, elle s’est montrée fière de pouvoir en doter libéralement le monde. » [6]

Que put bien penser François-Vincent Raspail de cette invention remarquable ? Lui, le scientifique qui perfectionna les observations au microscope, n’aurait-il pas discerné en la photographie une avancée inestimable pour l’exploration du vivant ? Curieusement, il ne semble nous être parvenu aucun écrit de sa main sur ce sujet. Toutefois, dans son Diarium de l’année 1868 [7], il commente un article paru dans Le Figaro du 15 février, lequel revient sur la controverse entourant la paternité de l’invention. À la suite de la publication de l’ouvrage de Victor Fouque, La vérité sur l’invention de la photographie [8], le rédacteur retrace l’appropriation du procédé par Daguerre. Nul doute que cette lecture raviva chez Raspail le souvenir amer des nombreux plagiats dont il s’estima victime et des usurpations scientifiques orchestrées, selon lui, par l’Académie des sciences, durant la décennie qu’il consacra à l’étude des sciences naturelles [9]. Tout concourt, en effet, à éveiller l’indignation du savant républicain, qui prend sans hésitation la défense de l’inventeur chalonnais. L’opposition est claire : d’un côté, l’arrogance et la malhonnêteté d’un bourgeois renommé ; de l’autre, la modestie et l’ingéniosité d’un provincial éclipsé par l’Histoire (son alter ego ?). À cela s’ajoute la connivence présumée entre Daguerre et son vieil ennemi, François Arago, incarnation de la science académique et du pouvoir qu’il abhorre : « Arago était en tout temps un agent du château in partibus liberorum civium (i.e., dans le pays des hommes libres). Daguerre en était un autre parmi les faiseurs. Il y eut entre Daguerre et Arago un compromis dont le modeste Niepce fut la dupe et la victime. L’Académie vota les yeux fermés tout ce que demanda Arago, le gouvernement fit comme l’Académie » [10]. Raspail fait ensuite allusion au traité conclu entre Daguerre et Niepce et se présente comme le premier défenseur de ce dernier : « Par maladresse, Arago avait déposé sur le Bureau le traité intervenu entre l’inventeur Niepce et le faiseur Daguerre. Quelques personnes le virent et furent terrifiées de l’avoir lu ; ils n’en parlèrent que dans le tuyau de l’oreille. Nous seuls avons osé le dire hautement » [11]. Quand et comment ? Le mystère demeure.

Quant au Point de vue du Gras, laissé par Niepce à Francis Bauer lors de son séjour en Angleterre, il passa aux héritiers du journaliste à la mort de ce dernier. Présenté à plusieurs reprises comme une simple « curiosité historique », il disparut de la circulation en 1898. Oublié dans une malle à Londres depuis 1917, il fallut toute la persévérance d’Helmut et Alison Gernsheim, historiens d’art et collectionneurs, pour qu’il fût enfin retrouvé et restauré. Il est désormais exposé à l’Université du Texas, conservé dans une enceinte d’hélium afin de prévenir toute altération [12]. Ainsi fut sauvé ce témoignage précieux des débuts de la photographie, œuvre que Niepce lui-même qualifiait de « premier pas incertain dans une direction totalement nouvelle » [13]

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Références :

[1] A. d’Aunay, « Une gloire à la mer », Le Figaro, 15 février 1868.

[2] « Photographie », Wikipédia, disponible sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Photographie

[3] Cité dans V. Fouque, La vérité sur l’invention de la Photographie, Paris, Librairie des Auteurs, 1867, p. 224.

[4] A. d’Aunay, art. cit.

[5] V. Fouque, op. cit., p. 213.

[6] F. Arago, Rapport sur le Daguerréotype, lu à la Chambre des Députés le 3 juillet 1839 et à l’Académie des Sciences, séance du 19 août, disponible sur : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1231630/, p. 52.

[7] F.-V. Raspail, Notes personnelles, Diarium, 1862-1867, fonds Raspail, Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, 2742-1.

[8] V. Fouque, op. cit.

[9] Voir par exemple « F.-V. Raspail contre les berceaux de familles », Maison Raspail, chronique, 11/2023, disponible sur : https://maisonraspail.org/fvr-contre-les-berceaux-de-familles/.

[10] F.-V. Raspail, op. cit.

[11] Id.

[12] « Point de vue du Gras, disponible sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Point_de_vue_du_Gras.

[13] « The Niepce Heliogragh», The Harry Ransom Center, The University of Texas, disponible sur: https://www.hrc.utexas.edu/niepce-heliograph/.